La colère sans fin des petits fermiers indiens

Marches pour les terres, marches pour de meilleurs prix agricoles, marches contre les dettes ou la sécheresse : les petits fermiers indiens manifestent depuis des décennies, pour réclamer des conditions de vie décentes.
Mais faute de réponse convaincante, l'agriculture continue de souffrir de maux chroniques. Au prix de situations sociales parfois dramatiques.
Et la dégradation de l'environnement n'arrange rien.

Les 29 et 30 novembre 2018, plus de 200.000 fermiers marchent dans la capitale New Delhi, à l'appel du collectif All India Kisan Sangharsh Coordination Committee, qui regroupe 200 organisations.
Ils réclament une revalorisation des prix agricoles minima, l'annulation de leurs dettes et une session spéciale du Parlement pour que la classe politique résolve enfin une situation inextricable qui dure depuis des décennies.

Ce n'est pas faute de réclamer : si l'on ne retient que ces trois dernières années, les protestations n'ont cessé d'enfler.
L'année 2016 a ainsi vu 1.837 manifestations paysannes dans tout le pays, trois fois plus qu'en 2014, selon les statistiques officielles.
Les fermiers de l'Uttar Pradesh et de l'Haryana ont par exemple organisé trois mois de protestations continues cette année-là. Parmi eux, des fermiers Jats, qui ont bloqué routes et trains de l'Haryana pour exiger d'être classés dans les OBC (Other Backward Castes) afin de bénéficier de la discrimination positive en matière d'emplois publics, car ils ne parviennent plus à vivre de leurs cultures.
Dans cet État du nord de l'Inde, 80% des fermiers vivent sous le seuil de pauvreté.
 
Autres protestations au printemps 2017 : plusieurs centaines de fermiers du Tamil Nadu, touchés par la pire sécheresse depuis 140 ans, sont allés manifester à Delhi. Ils sont restés trois semaines à Jantar Mantar, se faisant photographier en train de manger du foin, des rats ou des serpents, pour montrer qu'ils mouraient de faim.
Le mouvement a cessé quand ils ont obtenu l'annulation de leurs dettes auprès des banques.
Mais la même année, des émeutes paysannes, parfois violentes, ont éclaté dans le Madhya Pradesh et le Maharashtra.

Soutenus par l'opinion


En mars 2018, c'est aussi dans le Maharashtra que 35.000 à 50.000 kisan (fermiers), presque tous de basses castes ou d'origine tribale, ont marché 180 km sous un soleil écrasant, pour rejoindre Bombay (Mumbai). Les photos de leurs pieds nus en sang, écorchés sur les routes, ont fait la une de quelques journaux.
Ils exigeaient des titres de propriété (patta) pour les parcelles forestières qu'ils habitent depuis des siècles, en vertu du Forest Rights Act de 2006, une loi mal appliquée (voir le reportage émouvant de The Indian Express sur ces familles).

Et en cette fin d'année 2018, cette nouvelle marche de fermiers désespérés, qui répond au mot d'ordre Dilli Chalo ("allons à Delhi"), rallie des fermiers de tout le pays. Mais elle marque un changement. D'abord parce que ce mouvement est soutenu par les classes moyennes et par un grand nombre d'organisations de la société civile, ainsi que par des partis politiques d'opposition, dont le parti AAP (Aam Admi Party, gauche), qui dirige le gouvernement local du territoire de Delhi. Les revendications des fermiers sont en effet jugées légitimes par une grande partie de l'opinion, ce qui embarrasse le gouvernement indien. 

Ensuite, parce que le monde agricole relève la tête. Comme le relève P. Sainath, journaliste et spécialiste du monde rural, l'exaspération des fermiers face à leur mode pauvreté constante s'exprime aujourd'hui par plus de protestations et moins de suicides.

Une crise agricole structurelle  

Pourquoi une telle colère, alors que l'Inde est le 2e producteur agricole au monde ? Les raisons sont anciennes, mais elles n'ont cessé de s'aggraver au fil des décennies.

Un premier paradoxe saute aux yeux. Dans ce pays majoritairement rural (65% de la population), l'agriculture constitue le premier secteur économique en termes d'emplois : elle occupe la moitié des actifs du pays.
Mais en termes de richesses, sa part dans le produit intérieur brut n'a cessé de diminuer depuis l'Indépendance, pour ne représenter que 14% aujourd'hui. Pourquoi ? Parce que les rendements des petits fermiers - la majorité - et leurs revenus stagnent.

La responsabilité en revient d'abord aux filières agro-alimentaires, qui ne rémunèrent pas décemment ceux qui nourrissent le pays. Les prix agricoles sont constamment tirés vers le bas pour contenir l'inflation, si bien que même quand la production augmente, les revenus des fermiers n'augmentent pas, rappelle le spécialiste Devinder Sharma. 
 Les prix minima garantis par l’État sont également insuffisants et, d'ailleurs, seuls 6% des fermiers parviennent à vendre aux prix garantis, les autres étant soumis aux aléas du marché.

Mais d'autres raisons profondes sous-tendent cette crise. A commencer par l'inégale répartition des terres. "Seuls 10% des Indiens détiennent 55% des terres du pays", rappelle Ashok Bharti, président de la Fédération nationale des dalits (intouchables).

Si bien qu'à côté d'une minorité de grandes exploitations intensives, une majorité des petits fermiers vivote sur de petites surfaces : 85% des fermes comptent moins de 2 hectares, selon le recensement agricole de 2010-2011 (1).
Et sur de telles surfaces, avec de faibles revenus, ils n'ont pas les moyens d'investir : l'agriculture indienne reste donc peu mécanisée.  

30% des paysans sont sans terre

De plus, "30% des paysans n'ont aucune terre", ajoute Ashok Bharti. Ces sans-terre sont surtout des dalits ou des paysans de basse caste - traditionnellement exclus de la propriété foncière - mais aussi des exploitants pauvres ou ruinés, qui ont dû vendre leurs fermes.
S'y ajoutent les populations tribales dépossédées de leurs terres par des projets industriels (mines de fer, de charbon ou de bauxite, usines, barrages, ou même centrales solaires).

Dans certaines régions, s'inquiète The Wire, la survie de l'agriculture est même remise en question, car le modèle de développement imposé par l’État favorise l'expansion urbaine et industrielle à tout prix, au détriment d'agriculteurs qui voudraient vivre de leurs cultures.


Fermiers et populations tribales manifestent donc régulièrement pour tenter de sauver les jal, jungle, zameen (eau, forêts, terres) dont ils tirent leur maigre subsistance. Et ce n'est pas nouveau : ils se battent en réalité depuis 200 ans, rappelle Quartz. Depuis que des lois, d'abord coloniales, puis indiennes, permettent de confisquer leurs territoires, suscitant de véritables révoltes.

En 2015, le gouvernement Modi a dû renoncer à une loi qui facilitait encore l'acquisition de terres par les industriels (Land Acquisition Bill). Jugée "anti-fermiers" et "pro-industriels", elle avait provoqué une levée de boucliers des organisations agricoles.

Reste que le nombre des sans-terre grossit d'année en année. De 2001 à 2011, il a augmenté de 26% pour passer à 144 millions. Et l'agriculture compte une importante population de journaliers pauvres, dont au moins trente millions de saisonniers nomades, qui migrent d'une région à l'autre pour trouver du travail en fonction des récoltes.

Cette marginalisation croissante des petits paysans entretient un vif mécontentement dans les campagnes.
La colère s'est déjà exprimée en 2007 dans la marche Janadesh, qui a rassemblé 25.000 sans-terre à travers l'Inde, sous la houlette de Rajagopal et de son ONG Ekta Parishad. Une autre marche, la Jan Satyagraha, en 2012, a permis au monde paysan d'obtenir une réforme agraire.
Mais le mal-être du monde agricole, sur lequel repose l'autonomie alimentaire du pays, perdure. 

Un endettement massif

L'un de ses principaux griefs est l'endettement. Il est l'un des effets secondaires de la mal nommée "Révolution verte", l'arrivée de l'agriculture industrielle en 1965, qui a permis à l'Inde de conquérir son indépendance alimentaire. Mais elle a obligé les fermiers à s'endetter pour acheter matériel et intrants (engrais, pesticides), dont le prix ne cesse d'augmenter.

Au Pendjab, les fermiers ont dû multiplier par huit l'utilisation d'engrais en 50 ans, pour continuer à produire sur des sols biologiquement épuisés par les pesticides. Et leur endettement atteint aujourd'hui 96% en moyenne de leurs revenus annuels. Leurs finances sont si fragiles qu'une mauvaise récolte, ou une chute des prix de vente, suffit à les ruiner complètement.

De plus, 94% des subventions agricoles de cet Etat bénéficient aux grandes et moyennes exploitations, au détriment des petits fermiers, qui en ont le plus besoin, selon une étude de la Banque nationale pour l'agriculture et le développement rural et de l'Université du Pendjab. Si 88% des fermiers pendjabis sont endettés, les petits le sont six fois plus que les gros.


Le National Sample Survey Office (NSSO, agence statistique publique) a d'ailleurs évalué que dans toute l'Inde, la dette des fermiers a augmenté de 400% lors de la dernière décennie, tandis que leur revenus se réduisaient de 300 %.

Cet effet de ciseaux a accentué un double phénomène : l'exode de 20 millions de paysans ruinés vers les villes et le suicide de 300.000 d'entre eux en 20 ans. Car chaque année, plus de 12.000 fermiers mettent fin à leur vie: en majorité ceux qui sont proches du niveau de pauvreté absolue.

 La crise de l'eau 


A l'épuisement des sols s'ajoute celui des nappes phréatiques. L'agriculture intensive accapare 90% de l'eau consommée en Inde. Et dans de nombreuses régions (surtout Pendjab, Rajasthan, Haryana, Maharashtra) les réserves souterraines sont au bord de l'épuisement.  Dans le Maharashtra, près de 4 villages sur 10 sont déjà touchés par une sécheresse chronique.
 
La pénurie d'eau entraîne d'ailleurs des rivalités entre fermiers : les émeutes de septembre 2016 à Bangalore, par exemple, sont dues aux querelles entre ceux du Karnataka et du Tamil Nadu pour le partage des eaux du fleuve Cauvery (Kaveri). Un conflit qui date du 19e siècle et que la Cour Suprême a tranché par un jugement qui ne satisfait personne au Tamil Nadu.
 

Quel avenir ?

Pour les fermiers modestes,  la crise est donc profonde. Elle les empêche de sortir de la pauvreté, même quand ils font de bonnes récoltes. 

Les gouvernements successifs prennent régulièrement des mesures d'annulation de leurs dettes bancaires et financent des programmes d'aide aux populations rurales, notamment le NREGA (2). Mais ces mesures n'endiguent pas la précarisation constante des revenus agricoles. Précarisation qui détourne aujourd'hui les jeunes générations de ce secteur, pourtant vital pour le pays. 

Ce qui pose cette question aiguë : cette agriculture faiblement productive et de moins en moins attractive, sera-t-elle capable de nourrir le pays quand celui-ci comptera 1,7 milliard d'habitants en 2050 ?  Et comment va-t-elle évoluer dans un contexte de changement climatique, dont le pays subit déjà les effets, avec des moussons plus courtes, de fortes vagues de chaleur et une désertification croissante ?  

L'une des voies de sortie de la crise serait évidemment de garantir des prix justes pour les producteurs.

Une politique d'investissements dans les infrastructures (irrigation, transports, filières de distribution) est aussi nécessaire pour améliorer les rendements et la vente des produits agricoles. Les fermiers qui s'en sortent sont en effet ceux qui  ont mécanisé leurs cultures et ont des superficies assez grandes pour amortir leurs coûts.

Enfin, miser sur une agriculture plus écologique constitue une voie d'avenir. D'une part parce que l'Inde pourra difficilement nourrir sa population avec des sols épuisés par la chimie et le déboisement. D'autre part parce que les différentes formes d'agroécologie (bio, permaculture, agroforesterie, agriculture zéro budget) ont montré leur capacité à re-fertiliser les sols, et à restaurer les écosystèmes et les réserves d'eau (3). La permaculture, notamment, donne des rendements étonnants, qui sortent les paysans de la pauvreté.    

Ces agroécologies évitent aussi aux fermiers de s'endetter dans l'achat d'intrants, et leurs produits sont mieux rémunérés. Rien d'étonnant à ce que le bio attire donc de plus en plus de paysans (4) car ce marché bénéficie d'une croissance de 25 à 30% par an et garantit de meilleurs prix de vente aux fermiers, qui voient ainsi leurs revenus augmenter.

En manifestant chaque année dans les rues, les petits paysans demandent une profonde réforme d'un système qui les maintient dans la pauvreté. Et sans ces solutions, les acche din (5) des petits paysans ne sont pas pour demain. 




(1) - A titre de comparaison, l'exploitation moyenne en France fait 50 hectares.
(2) - Le National Rural Employment Guarantee Act (NREGA) est une sorte de revenu minimum, qui garantit 100 jours annuels de travail rémunéré aux familles rurales pauvres.
(3) - Voir Made in India, Le Laboratoire écologique de la planète, Bénédicte Manier, Premier Parallèle, 2016
(4) - L'Inde est le premier pays au monde pour le nombre de fermiers bio : 835.000 en 2016.   
(5) - Acche din signifie littéralement les "bons jours" (soit : la prospérité). Acche din aane waale hain ("les bons jours arrivent") était le slogan de campagne du BJP, le parti du Premier ministre Narendra Modi, lors des élections de 2014 qui l'ont mené au pouvoir.



Pour en savoir plus :
------------------------
- Le secteur agricole en Inde : quelles mutations ? Christine Lutringer, IFRI, 2013
- Splendeur de l'Inde ? Développement, démocratie et inégalités, Amartya Sen et Jean Drèze, Flammarion 2014
- Inde, l'envers de la puissance. Inégalités et révoltes. Christophe Jaffrelot, CNRS éditions, 2012.
L'économie de l'Inde, Jean-Joseph Boillot, Repères, La Découverte, 2016
- Gouvernance de l'agriculture et mouvements paysans en Inde, Christine Lutringer, Karthala, 2012
- Un milliard à nourrir: grain, territoire et politiques en Inde, Frédéric Landy, Belin 2006
- Made in India. le Laboratoire écologique de la planète, Bénédicte Manier, Premier Parallèle, 2016





- Ce texte est sous COPYRIGHT © Bénédicte Manier (il n'est pas permis de le reproduire sans autorisation. Toute citation partielle devra aussi impérativement donner la source.)
(ce blog est personnel : ses textes et ses opinions n'engagent aucunement l'AFP, où l'auteure est journaliste)


Commentaires

  1. Bonjour Mme Manier. Je suis une chercheuse bresilienne et j'essaye de trouver vos contacts (mail ou téléphone) pour une traduction d'un de vos livre pour un éditeur brésilien.

    RépondreSupprimer

Enregistrer un commentaire

Posts les plus consultés de ce blog

L'Ambassador, icône nationale, vaincue par la mondialisation

La croissance constante des inégalités en Inde

L'inquiétante montée de l'intolérance en Inde