Les voitures en Inde, ces ambigus objets du désir ...

Seuls 10% des Indiens possèdent une voiture. Mais ce symbole envié d'accès à l'aisance  contribue aussi à l'engorgement des villes et à la pollution atmosphérique et sonore.
La voiture est ainsi devenue l'emblème d'une modernité ambiguë, aussi désirée que critiquée.

Chaque fois que je suis piégée dans un embouteillage, sur un boulevard de Mumbai ou dans une rue engorgée du Vieux Delhi, dans le vacarme strident des klaxons et le brouillard toxique des gaz d'échappement, je me dis que je dois écrire sur ce phénomène, cette caisse de tôle devenue en Inde une fierté industrielle, un important enjeu économique et une grille de lecture du statut social.
 
La hiérarchie des moyens de transport reflète en effet celle de la société. Pour simplifier, disons que le vélo est en majorité utilisé par les pauvres, et que le rickshaw, l'auto-rickshaw et les bus bondés sont plutôt empruntés par les classes populaires.De leur côté, scooters et motos sont l'apanage des jeunes et de la lower middle class
Mais la voiture, elle, est le véritable signe d'entrée dans la classe moyenne aisée, qui donne accès à ce privilège : voyager seul et confortablement
Et évidemment, l'échelle des modèles, de la petite Maruti au SUV haut de gamme, est elle aussi révélatrice du degré d'aisance.

 Un marché en rapide croissance

  
Si l'automobile demeure le privilège d'une minorité - on n'en compte que 32 pour 1.000 habitants en Inde, contre 765 aux USA et 102 en Chine - elle n'en est pas moins devenue un enjeu majeur dans des villes, où l'air est de plus en plus chargé en particules fines. Surtout à Delhi, que la circulation des véhicules à moteur a contribué à transformer en ville la plus polluée au monde.

Ces voitures provoquent des embouteillages permanents, qui bloquent la ville toute la journée alors qu'elles ne transportent que 15% des passagers. Des embouteillages qui ont aussi un coût économique, car ils représentent des millions d'heures de travail perdues.

Selon une étude du Centre for Science and Environment, l'heure de pointe à Delhi dure en effet ... toute la journée (de 8H00 à 20H00) et la vitesse moyenne n'y dépasse pas 40 à 55 km/h. Elle descend même à 28 km/h aux heures et dans les zones les plus chargées. C'est pire encore durant les mois de mousson : dans les rues inondées, les voitures n'avancent quasiment plus. Et plus la vitesse est basse, plus la pollution est élevée. 

Pour le CSE,  la construction de nouvelles routes n'est même plus une solution, puisque le nombre de véhicules ne cesse d'augmenter : Delhi a vu arriver 900.000 véhicules supplémentaires en 2016, soit une hausse de 64% en seulement un an.
Et en mai 2017, Delhi a franchi la barre des 10 millions de véhicules à moteur, à deux, trois ou quatre roues. 

Pour le moment, les deux-roues représentent 80% des véhicules qui circulent en Inde. 
Mais le marché automobile croît rapidement et les fabricants comptent vendre quelque 5 millions de voitures chaque année d'ici 2020 (contre 3,3 millions en 2016). 
Un pactole que se disputent autant l'industrie automobile indienne (Maruti, qui occupe la moitié du marché, Mahindra, Tata Motors...) que les constructeurs occidentaux.
D'autant que le gouvernement mise sur ce secteur pour alimenter sa politique du "Make in India", l'objectif étant que les constructeurs étrangers viennent fabriquer en Inde les véhicules qu'ils y vendent.
  
Pour tenter de limiter la pollution de l'air, un des enjeux du marché est aujourd'hui de favoriser la vente des véhicules électriques, offrant l'occasion à ce parc automobile émergent de passer directement à l'après-pétrole. Le gouvernement a d'ailleurs annoncé l'objectif ambitieux d'un parc automobile 100% électrique dès 2030, une démarche également engagée par d'autres pays (la Norvège en 2025, l'Allemagne en 2030, le Royaume-Uni et la Chine en 2040).

Même s'ils ne représentent encore qu'une infime fraction du marché, on voit ainsi de nouveaux modèles électriques émerger chaque année dans le pays. 
Toutefois, l'objectif de 2030 pourrait bien être difficile à tenir.
A cette date, il faudrait en effet que le pays puisse garantir une fourniture électrique soutenue, alors que celle-ci est pour le moment insuffisante, avec des sources en constante évolution et une distribution désorganisée

Il faudrait aussi que l'industrie automobile opère un profond renouvellement de ses gammes, que les batteries électriques tiennent sur les longues distances indiennes et que les zones urbaines et rurales soient équipées d'un nombre suffisant de bornes de recharge. 

Réaménager les villes

 

Mais par ailleurs, orienter le marché vers l'électrique ne dispensera pas l'Inde, à l'instar d'autres pays, d'une réflexion de fond sur la croissance du nombre d'automobiles. 
Certes, les longues distances, dans le monde rural comme dans les immenses mégapoles, rendent le transport motorisé indispensable. Mais pour le moment, les villes misent bien plus sur les quatre-voies et les fly-overs, pour faire place aux voitures, que sur les alternatives. 

C'est pourquoi le Centre for Science and Environment réclame plus de transports publics, car le pays ne compte en moyenne que deux bus pour 1.000 habitants, rappelle-t-il. L'organisme réclame aussi un réaménagement des villes, pour étendre les voies cyclables et favoriser la marche sur les trajets courts (espaces piétons sécurisés et bien éclairés, en particulier pour les femmes seules). 

Le CSE déplore aussi le manque de stratégie des villes : elles n'anticipent pas les pics de pollution qui les étouffent chaque hiver, et ne prennent pas de mesures restrictives, comme plafonner les achats de voitures neuves (ce que font Pékin ou Shangai), aménager des parkings pour limiter les déplacements, ou adopter des plans prévisionnels de circulation alternée. 

Les métropoles comme Delhi, Mumbai, Chennai  ou Bangalore développent certes les transports publics électriques, comme le métro, mais leur échelle reste encore insuffisante à l'égard de la rapide croissance démographique urbaine.

De même, les rickshaws alimentés au solaire ont fait leur apparition dans les villes, mais ils sont encore minoritaires. 

Enfin, si les start-up de covoiturage se multiplient (BlaBlaCar, Carpooling, CoYatri...), ce transport d'avenir reste, comme partout, sous-utilisé.  

En théorie, rien n'empêcherait les pays occidentaux, plus avancés dans ce domaine, d'aider l'Inde à développer ces orientations nouvelles. Car s'ils sont à l'origine de la culture automobile, ces pays opèrent maintenant chez eux un tournant vers des alternatives moins polluantes.
Sauf que leur position est aujourd'hui paradoxale : si eux-mêmes commencent à réduire la place des voitures dans les villes, ils considèrent l'Inde comme un marché prometteur pour les exporter ...



© Bénédicte Manier
(ce blog est personnel : ses textes et ses opinions n'engagent aucunement l'AFP, où l'auteure est journaliste)






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