Comment le développement économique a accentué le déficit de femmes en Inde

Plusieurs décennies de sélection des naissances en Inde ont abouti à un déficit de 63 millions de femmes : c'est le Rapport national sur l'état de l'économie, le National Economic Survey, publié chaque année par le gouvernement indien, qui le dit.
Fait inhabituel, il consacre en effet un chapitre à ce déséquilibre démographique en déplorant que l'élimination prénatale des filles se poursuive en dépit du développement économique. En oubliant de dire que c'est ce développement qui contribué à accélérer ce phénomène ces dernières décennies.

La sélection des naissances au détriment des filles est un des aspects les plus manifestes de la domination masculine qui régit la société indienne. Elle repose sur deux piliers : la préférence culturelle pour les garçons, ceux qui perpétuent le nom du père, héritent du patrimoine familial et effectuent traditionnellement les rites funéraires hindous au décès des parents. Mais aussi, et surtout, sur la dot et le coût croissant des mariages,  des dépenses qui incombent aux parents d'une fille et qui peuvent engloutir toutes leurs économies.

Or, de plus en plus de familles indiennes refusent que le mariage d'une fille confisque leurs économies, et donc leurs rêves de consommation. Une forte pression familiale et sociale s'exerce donc sur les épouses enceintes, pour qu'elles vérifient le sexe du fœtus et avortent s'il s'agit d'une fille, afin d'éviter de verser une dot vingt ans plus tard.

Le Rapport sur l'économie de l'Inde 2017-2018 passe assez vite sur les causes profondes de ce rejet des filles, pour exposer un facteur qui les aggrave : le fait que presque 47% des Indiennes n'utilisent pas de contraception.
La planification familiale est alors assez pragmatique. Les familles acceptent souvent, bon gré mal gré, que  le 1er enfant soit une fille. Le Rapport estime ainsi à 21 millions le nombre de filles non désirées, qui sont nées alors que leurs parents espéraient un garçon.
Mais elles s'assurent ensuite que leur 2e ou le 3e enfant soit bien un garçon. Les femmes sont alors incitées à avorter jusqu'à être sûres d'attendre le garçon qu'elles espèrent : elles sont nombreuses à subir quatre ou cinq IVG dans leur vie.

Des liens  étroits avec le développement socio-économique

J'ai décrit en détail ce processus d'élimination prénatale et ses conséquences dans mon livre Quand les femmes auront disparu. L'élimination des filles en Inde et en Asie. En démontrant que loin d'avoir réduit l'élimination des filles, le développement économique a en réalité contribué à l'accélérer. Pour plusieurs raisons. 

D'abord parce que c'est bien l'arrivée en Inde de deux techniques médicales modernes - l'avortement médicalisé (légal depuis 1971) et l'échographie (en 1979) - qui a ouvert la voie à une sélection à grande échelle. L'élimination des filles, qui était autrefois postnatale (par infanticide), est alors devenue prénatale (par IVG) et s'est médicalisée.  

L'accès même à ces techniques médicales a été facilité par deux évolutions : d'abord l'ouverture de dizaines de milliers de cliniques privées, qui se sont mises à prospérer sur ce désir de garçons, en offrant des forfaits "échographie + avortement". Ensuite par le développement des routes et des transports, favorisant l'accès aux structures médicales.

Et enfin, par la hausse progressive du niveau de vie a permis à de plus en plus de famille de s'offrir ces soins privés, élargissant ainsi la pratique sociale de la sélection prénatale. Traditionnellement, l'élimination des filles a toujours été plus fréquente chez les castes supérieures et les groupes sociaux privilégiés, aux dots plus élevées que dans les classes populaires (la dot reflète le statut social). Or, l'entrée de l'Inde dans le concert économique mondial a fait émerger de nouvelles classes moyennes ces dernières décennies, et à mesure que leurs revenus s'élevaient, celles-ci ont dopé l'élimination des filles.



Aujourd'hui, la sélection prénatale est d'ailleurs plus élevée dans les régions les plus riches (la capitale New Delhi, le Punjab, le Haryana, le Maharashtra, le Gujarat ...) 1 .

De même, les villes indiennes, plus aisées, affichent des taux d'élimination des filles plus élevés que les campagnes. Et au sein des villes, les quartiers de classes moyennes sont plus touchés que les quartiers populaires. A New Delhi, par exemple, les couples diplômés du supérieur ont ainsi nettement moins de filles que ceux dont le niveau d’études est inférieur ou égal au secondaire. 

Un dernier facteur accentue ce rejet des filles : les classes urbaines et éduquées sont aussi celles qui réduisent le plus la taille de leur famille et cette baisse volontaire du nombre d'enfants les incite à vouloir d'autant plus un garçon.

Ni le développement matériel ni le progrès social (éducation, santé, réduction de la pauvreté) n’ont donc amélioré le statut des filles à naître en Inde2, bien au contraire :  loin d'être un archaïsme lié à la pauvreté et à l'ignorance, la sélection prénatale est en réalité étroitement corrélée au niveau de prospérité, d'éducation et de caste.
Plus une famille est socialement élevée dans la hiérarchie sociale, bénéficiant d'un bon niveau d'éducation, d'emploi et de revenus, plus la dot à payer est élevée - et plus elle cherche donc à éviter d'avoir des filles.
Une corrélation que le Rapport sur l'économie oublie étrangement de mentionner, même s'il rappelle que les deux régions les plus prospères du pays, le Punjab et le Haryana, présentent des ratios anormalement élevés de 120 garçons pour 100 filles chez les enfants de 0-6 ans.

Un  déséquilibre accéléré

L’Inde ne compte aujourd'hui que 94 femmes pour 100 hommes (au recensement de 2011), alors que la proportion normale devrait être de 105 femmes pour 100 hommes. Ce déséquilibre entre les sexes est déjà ancien (il a été attesté dès les premiers recensements effectués au 19e siècle par les colons britanniques) mais il s'est incontestablement accéléré après l'arrivée de l'échographie et de l'IVG. Si en un siècle, de 1901 à 2001, la population indienne a été multipliée par 5, le déficit de femmes, lui, a été multiplié par 10. 

Les causes qui sous-tendent l'infériorité sociale des femmes ont en effet traversé les siècles pour persister à l'époque moderne, malgré, souligne le Rapport sur l'économie, les progrès survenus dans plusieurs domaines (le niveau d'éducation des femmes, leur meilleur accès aux décisions concernant leur santé, les choix familiaux et le budget des ménages, ou le recul des mariages précoces).  


L'importance sociale de la dot, ce véritable fléau social, également responsable de plusieurs milliers de violences mortelles sur les femmes chaque année, est le principal motif du rejet persistant des filles. 
L'expansion continue de cette coutume dans le pays explique d'ailleurs que l'interdiction légale de la sélection des fœtus, entrée en vigueur en 1996, n'ait jamais réussi à endiguer la croissance de ce phénomène.
C'est pourquoi le Rapport appelle la société indienne à une "réflexion collective" sur ses valeurs et à changer son "comportement" vis-à-vis de la dot.

Mais bien d'autres raisons contribuent à maintenir l'infériorité sociale des femmes. D'abord le fait que dans cette société patriarcale, l'espace public soit peu accueillant pour elles. Ce qui se manifeste par un taux élevé de harcèlement et de violences, notamment sexuelles. Une réalité sociale que les autorités ont toujours été réticentes à reconnaître. Mais qui a pour effet pervers d'inciter encore moins les familles à avoir des filles : de très nombreuses mères disent qu'elles préfèrent ne pas mettre de filles au monde, parce que leur vie n'est pas enviable. (Le taux de suicides des femmes est d'ailleurs élevé en Inde).

Enfin, leur faible insertion économique ne contribue pas à revaloriser leur statut social. Fait unique dans les pays émergents, leur taux d'activité est même en recul : la proportion de femmes actives est passée de 36% en 2005-06 à 24% en 2015-16, souligne l'Economic Survey. Un recul lié à plusieurs raisons, mais qui va évidemment à rebours de leur émancipation et contribue à maintenir de fortes inégalités (voir cet article très complet sur ce sujet).

D'une manière générale, en dépit de l'évolution de la société et de l'émancipation progressive d'une frange de femmes urbaines, les Indiennes gardent donc une position sociale fragile, liée aux fortes pesanteurs sexistes dans le pays.  

Des sociétés durablement surmasculinisées  

L’Inde est aujourd'hui devenue le pays le plus masculin au monde, avec un ratio de 106,4 hommes pour 100 femmes en 2011, devant la Chine, confrontée à un déficit de femmes identique, avec un ratio de 104,9 hommes pour 100 femmes en 2010 (la préférence pour les garçons y ayant été accentuée par des décennies de politique de l'enfant unique).

En Inde, la surmasculinisation de la société, loin de fléchir, se poursuit. Elle a obligé les gouvernements indiens successifs à lancer des campagnes pour soutenir financièrement les naissances de filles.

Mais elle n'est pas sans conséquences : le déficit progressif d'épouses fait lentement émerger une catégorie de plusieurs dizaines de millions de célibataires forcés. Une réalité sociale qui devrait persister durant plusieurs générations : le démographe Christophe Z. Guilmoto estime que 40 millions d'Indiens devraient rester célibataires entre 2020 et 2080.
 
Dans les régions indiennes les plus touchées, le surnombre de célibataires entraîne des trafics de femmes : des familles achètent des femmes ou des adolescentes pauvres, pour épouser leurs fils, ou simplement obtenir d'elles qu'elles leur donnent des garçons (les jeunes mères sont alors revendues ensuite à d'autres célibataires). Des trafics que j'ai constatés sur le terrain (et relatés dans mon livre "Quand les femmes auront disparu").
Le recours accru à la prostitution est un autre effet visible, avec là encore des trafics de jeunes femmes, amenées des régions pauvres d'Inde, ou du Népal et du Bangladesh.

D'autres conséquences sont plus complexes à établir. Difficile, par exemple, de prouver scientifiquement qu'une société plus masculine entraîne plus de violences. Mais dans les villages, les familles font clairement un lien entre le surplus d'hommes et l'insécurité réelle des filles dans l'espace public. Une étude a d'ailleurs classé l'Inde comme le pays le plus insécurisant au monde pour les femmes.

Dans un autre domaine, un article du Washington Post suggérait récemment un lien entre cette "bachelor bomb" (surplus de célibataires aux conséquences potentiellement explosives) et l'émergence en Inde d'une frange de "angry young men" (jeunes hommes vindicatifs) adhérant aux thèses nationalistes et allant rejoindre les rangs des paramilitaires hindous, qui contribuent actuellement au climat d'intolérance croissante dans le pays.

En Chine, le déséquilibre démographique entraîne comme en Inde un déséquilibre des mariages et la recherche d'épouses dans les pays frontaliers. Et il suscite les inquiétudes du gouvernement de Pékin, qui a également lancé une campagne publique pour "chérir les filles". Dans ce pays, des millions d'hommes devraient aussi "être dans l’impossibilité de se marier dans le futur" et "par conséquent de perpétuer le lignage", estime Christophe Z. Guilmoto.  

Pour être complet sur le sujet, il faut signaler que ce surplus d'hommes s'étend désormais à d'autres pays d'Asie, et même au-delà du continent, dans les pays d'Europe centrale.
Et là non plus, le développement économique n'a non seulement pas freiné l'élimination prénatale des filles, mais il l'a au contraire encouragée, en facilitant l'accès à des techniques médicales détournées à des fins sélectives.    

   
1 - Et notamment les régions qui affichent les meilleurs taux d'alphabétisation, d’équipement électrique et d'irrigation (Ashish Bose et Mira Shiva, Darkness at noon. Female foeticide in India, Voluntary Health Association of India, Delhi 2003). 
2 - Jacques Véron et Aswini K.Nanda, Child Sex Ratio Imbalance, Fertility Behaviour and Development in India : Recent Evidence form Haryana and Punjab, in I. Attané et J. Véron (dir.), Gender discriminations among young children in Asia, IFP, Col. Sciences sociales n° 9, Pondichéry, 2005

© copyright texte Bénédicte Manier  (reproduction interdite sans autorisation)
Illustrations Wikimedia, Census of India, Government of India

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