L'Ambassador, icône nationale, vaincue par la mondialisation


J'ai parcouru des milliers de kilomètres en Inde, du sud tropical au nord désertique, dans cette berline rustique, aux suspensions capables de défier tous les nids-de-poule du sous-continent.
Bientôt, l'Ambassador ne sera plus qu'un souvenir. Mais avec elle disparaîtra un peu de l'histoire de ce pays, qu'elle a accompagnée durant un demi-siècle comme voiture nationale.

Depuis l'arrêt de sa fabrication en 2014, on se surprend à regarder avec nostalgie les dernières Ambassador passer sur les avenues de Bombay ou de Delhi, un peu comme on regarde les éléphants qui, eux aussi, disparaissent. "It was a fine car", commente sobrement Suresh, un ami indien, qui a toujours vanté sa solidité. Mais qui, comme bien d'autres, a opté pour un modèle Tata plus récent et plus moderne.

Les Ambassador restantes sont des taxis noirs (ou jaunes-noirs, ou jaunes-bleus) ou celles à carrosserie blanche, qui  sont le privilège des hauts fonctionnaires, des cadres des partis politiques, des militaires et des membres du gouvernement. Si elles ont, de plus, un gyrophare rouge et un petit drapeau, pas de doute : elles transportent un VIP.

La dernière "Amby" que j'ai prise était un taxi. Les sièges de tissu étaient élimés, mais la carrosserie noire brillait comme si elle était neuve. La climatisation avait rendu l'âme ("AC nahi hai"), mais le conducteur, un grand sikh au turban bleu, avait installé un mini-ventilateur au plafond, d'où descendait un fil avec un interrupteur. D'un geste rendu désinvolte par l'habitude, il a tourné le ventilateur vers moi, entre deux passages de vitesse grinçants.

La voiture post-Indépendance 

L'Ambassador est la première voiture made in India. Après l'Indépendance, le mot d'ordre de swadeshi rend obligatoire la fabrication d'une voiture indo-indienne, accessible à la classe moyenne. Hindustan Motors la conçoit pourtant en lien avec l'ancienne puissance coloniale, à partir du modèle Oxford du constructeur Morris, avec des machines-outils importées de Grande-Bretagne. La fabrication débute en 1957 dans l'usine d'Uttarpara, près de Calcutta.
L’État indien reste le principal client durant des décennies, mais posséder une Ambassador devient, pour la classe moyenne des années 60 et 70, un incontestable signe d'aisance. Avec son slogan publicitaire, Ride with pride !, elle est aussi exportée dans plusieurs pays.

Le meilleur taxi du monde

Dans les années 1980, l'Ambassador se vend encore à quelque 25.000 exemplaires chaque année. Puis elle entame un long déclin, à mesure que d'autres voitures fabriquées en Inde arrivent : moins de 6.000 Ambassador sont vendues à partir de 2010 (un peu plus de 2.000 en 2013).
Car entre-temps, la classe moyenne se rue sur la Maruti 800, voiture issue d'une joint-venture entre l'indien Maruti et le japonais Suzuki. Plus moderne, plus légère, elle ringardise rapidement l'Ambassador et ses ventes décollent : plus de 100.000 en 1985, le double en 1989.

Puis le marché indien s'ouvre aux véhicules étrangers, qui signent la fin d'un modèle qui, en un demi-siècle, a finalement peu évolué. 

Mais sa longévité exceptionnelle - 58 ans - s'explique par son endurance, sa conception solide et son confort : les sièges, tapissés de tissus variés (dont des velours dévorés dignes de Venise); sont munis de vrais ressorts. Et son moteur, simple à bricoler, tourne encore comme une horloge, même sur les modèles anciens.


En 2013, l'Ambassador remporte un dernier titre de gloire - celui du meilleur taxi du monde - avant que HM ne décide d'arrêter la production : cette année-là, elle n'en vend plus que 2.200 exemplaires. L’État du Bengale occidental tente d'empêcher la fermeture de l'usine : en vain, car celle-ci ferme en mai 2014. La voiture nationale est définitivement vaincue par la mondialisation.

Une icône redevenue tendance

Ce coup d'arrêt entérine son statut d'icône, pour laquelle beaucoup d'Indiens ressentent de la nostalgie. Cette doyenne passe ainsi du statut de voiture gouvernementale à celui de voiture kitsch à la mode, résume le magazine Open

Son charme vintage, son volant large et son tableau de bord simplissime, en font une voiture de collection, que les amateurs customisent à l'aide de couleurs vives.
Elle se pare alors de robes rouge vif, façon Pop Art, ou prend des airs de Rolls en robe noire. Le très chic concours d’élégance automobile organisé en 2017 par Cartier à Hyderabad, fait même défiler deux Ambassador superbement restaurées, raconte Le Monde.

Le couturier Manish Arora la customise en version Bollywood hippie. En 2015, elle fait l'objet d'un court documentaire, "To Amby, with love", qui raconte son histoire.
À Londres, elle devient une voiture branchée dans le quartier de Notting Hill et la firme Karma Kars en loue pour des événements spéciaux (photos de mode, mariages). Enfin, elle a désormais sa page Facebook, dédiée à ses fans.
   
En 2017, surprise : Peugeot rachète la marque pour 800 millions de roupies (près de 10 millions d'euros), une somme qui déçoit les syndicats d'Hindustan Motors. Coïncidence, une publicité du constructeur français montrait en 2002 un jeune Indien cabossant ... une Ambassador pour la faire ressembler à une Peugeot 206Le clip, diffusé en France, a été censuré en Inde, parce qu'il malmenait une voiture nationale.  
Le Financial Express assure que Peugeot pourrait miser sur cette valeur sentimentale de l'Ambassador, en donnant son nom à une nouvelle voiture qui serait fabriquée en Inde conjointement avec Birla. Un modèle populaire, qui lui permettrait de pénétrer le marché indien, mais n'aurait sans doute rien à voir avec l'ancien. 

De cette longue carrière, il reste en tout cas quelque 600.000 exemplaires en circulation et une silhouette devenue historique : l'Ambassador est aujourd'hui l'un des symboles visuels de l'Inde, au même titre que le Taj Mahal ou les statues de Shiva. Un symbole qui se vend, en modèles miniatures, dans les magasins duty free des aéroports 
Mais de tous les Indiens, les plus nostalgiques restent les quelque 2.300 ouvriers de l'ancienne usine HM d'Uttarpara, qui savent, eux, que ni leur Amby, ni leurs emplois, ne reviendront.



Ce texte est sous COPYRIGHT © Bénédicte Manier (il n'est pas permis de le reproduire sans autorisation. Toute citation partielle devra aussi impérativement donner la source.)
   Photos Wikipedia, Hindustan Motors, Manish Arora.

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