La croissance constante des inégalités en Inde


Alors que la pauvreté a globalement baissé en Inde, les inégalités de revenus ont paradoxalement doublé en 20 ans. Une évolution qui, dans une société déjà très hiérarchisée par le système des castes, creuse encore le fossé entre les "haves" et les "have nots" (les possédants et ceux qui n'ont presque rien). Au risque d'attiser les tensions sociales.

En septembre dernier, les économistes Thomas Piketty et Lucas Chancel ont publié une étude montrant que les 1% les plus riches des Indiens détenaient 21% du revenu national à la fin des années 1930 ; cette part a ensuite diminué à 6% au début des années 1980, avant de grimper à nouveau à 22% en 2014, soit son plus haut niveau depuis 1922.
Selon eux, la part du revenu national détenue par les 10% les plus riches est également passée de 30% à 56% depuis le début des années 1980.   

Début 2018, l'organisation non gouvernementale Oxfam a confirmé cette tendance, en mesurant une "forte aggravation" des inégalités ces dernières années.  



En 2016, une étude du Crédit Suisse sur la richesse dans le monde avait elle aussi établi que l'enrichissement des Indiens les plus fortunés n'a cessé de s'accélérer au fil des ans. Elle allait plus loin que Thomas Piketty et Lucas Chancel, en estimant que les 10% les plus riches détiennent jusqu'à 80% de la richesse nationale et que, parmi eux, le 1% situé au sommet de la pyramide en détient à lui seul 58,4%. À l'opposé, les 10% les plus pauvres n'en détiennent que 0,2%. Des disparités qui font aujourd'hui de l'Inde l'un des pays les plus inégalitaires au monde.

Peu d'incidence sur le développement humain


Les nombreuses études sur les inégalités de revenus en Inde dessinent toutes - même si leurs estimations sont différentes - une tendance similaire. Elles montrent que les inégalités s'accroissent, parce que l'essor économique profite de manière disproportionnée aux classes moyennes et aux millionnaires.

Comme le souligne le journaliste Palagummi Sunaith, spécialiste du monde rural, les inégalités sociales et de caste ont toujours existé en Inde. Mais ces deux types d'inégalités se cumulent et se renforcent mutuellement. Et le libéralisme y a depuis 20 ans ajouté "des inégalités économiques" qui ont approfondi et enraciné les disparités pré-existantes, le décollage du pays n'ayant pas bénéficié aux plus démunis, rappelle le Monde Diplomatique.

L'Inde a même vu les inégalités se creuser bien plus qu'en Chine, souligne un rapport international publié en décembre 2017.
 
L'Inde est en effet le seul BRIC où vingt ans d'essor économique n'ont eu qu'une faible incidence sur le développement  humain, rappelle l'économiste Jean Drèze.

Le pays n'est ainsi qu'"une puissance émergente en trompe l’œil", dit-il, car une grande partie de sa population n'a toujours pas accès aux services de base (santé, alphabétisation et scolarité, équipements sanitaires et eau pure). Raison pour laquelle il reste cantonné aux rangs inférieurs du classement par l'indice du développement humain, établi par le PNUD (131ème rang sur 188)

Un sous-investissement social chronique


Certains programmes sociaux (aide alimentaire, revenu minimum rural) ont certes amélioré le quotidien des plus démunis, mais il reste un long chemin à parcourir, estime Jean Drèze, avant de répondre réellement aux besoins de base des campagnes, là où vivent 70% des Indiens et surtout 77% de la population vivant sous le seuil de pauvreté. 

En 2016, le Fonds monétaire international a alerté le gouvernement indien sur la hausse constante des inégalités et rappelé que la croissance économique, en dépit de son niveau élevé (7,6% en 2016), ne parvient pas à être redistributive.

Ce modèle peu redistributif, où seule une élite diplômée profite des retombées économiques, est entretenu par le sous-investissement chronique des pouvoirs publics dans les infrastructures sociales - surtout l'éducation publique - qui explique que 98% de la population active indienne reste sous-qualifiée et que la majorité des actifs vive d'emplois peu rémunérés.
De plus, l'incapacité actuelle de cette économie émergente à fournir des emplois au million de jeunes actifs qui arrivent chaque mois sur le marché du travail, va aggraver les inégalités dans les années qui viennent, avertit une étude d'Ambit Capital. Qui ajoute qu'à terme, la combinaison de ce déficit d'emplois et de la croissance des inégalités va alimenter le risque de tensions sociales. Combien de temps la majorité des Indiens va-t-elle se contenter de regarder une petite minorité profiter de l'essor économique et de l'entrée dans l'ère consumériste ? 

 Les carences nutritionnelles des plus pauvres 

S'il est un domaine où les inégalités sont visibles, c'est justement la consommation, y compris celle des denrées de base. Une récente étude officielle a montré que les 5% urbains les plus riches dépensent aujourd'hui 9 fois plus d'argent en nourriture que les 5% ruraux les plus pauvres.

Mais cet écart augmente en fonction des aliments, ce qui dévoile, en filigrane, les carences nutritionnelles des plus démunis.
Les riches dépensent en effet 2,2 fois plus en céréales, 3,8 fois plus en légumes, 14,5 fois plus en œufs, en poisson et en viande, 23,8 fois plus en produits laitiers et  61 fois plus en fruits frais.

Au-delà de ces disparités alimentaires, la faim demeure un réel défi en Inde : avec 40% d'enfants mal nourris, le pays se situe à un rang inférieur à la Corée du Nord et à l'Irak, selon l'International Food Policy Research Institute.

De multiples inégalités socio-spatiales


Les inégalités en Inde ne concernent pas que les revenus : elles connaissent d'autres déclinaisons qui, en se combinant, contribuent à la fragmentation sociale du pays.

À commencer par la hiérarchie des castes, qui se superpose à celle des revenus : 88% des castes et tribus répertoriées (scheduled castes et scheduled tribes) - c'est à dire les Adivasis, et l'immense population des paysans et des travailleurs manuels de basses castes - sont classés comme "catégories pauvres et vulnérables".
La majorité (84%) des musulmans entre aussi dans cette catégorie, alors que ce groupe religieux est, de plus, devenu dans les années récentes l'objet d'un ostracisme de plus en plus violent de la part des fondamentalistes hindous. 

Les inégalités sont aussi socio-spatiales : d'une part l'écart s'accroît entre ses États les plus prospères et les plus pauvres, rappelle The Economist. Et d'autre part, chaque État voit se creuser les inégalités de revenus et d'éducation entre urbains et ruraux.




Enfin, les inégalités de genre se cumulent avec toutes les autres, en traversant l'ensemble de la société : les femmes ont en effet moins d'accès à l'école et à l'emploi et leurs revenus sont  systématiquement inférieurs à ceux des hommes. Et cette vulnérabilité sociale, rappelle le PNUD, contribue à perpétuer le cercle vicieux de la pauvreté et du déficit de développement humain.
 

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Pour aller plus loin : 

- Jean Drèze et Amartya Sen, Splendeur de l'Inde ? Développement, démocratie et inégalités, Flammarion 2014.- Amartya Sen, L'Inde, pays des garçons-rois, Odile Jacob, 2016.
- Christophe) Jaffrelot : La pauvreté en Inde. Une bombe à retardement ? Ceriscope 2012, Inde, l'envers de la puissance. Inégalités et révoltes CNRS éditions 2012, Les inégalités en Inde et leurs implications politiques, séminaire organisé par le Collège de France, 23 mars 2011.
- Bénédicte Manier : L'Inde nouvelle s'impatiente Les Liens qui Libèrent, 2014 (avec notamment les analyses de Jean Drèze) et Quand les femmes auront disparu. L'élimination des fille en Inde et en Asie, La Découverte, 2008.
- Kamala Marius : Les inégalités de genre en Inde Karthala, 2016 et Les inégalités de genre en Inde, article pour Géoconfluences, 2018.
- Jean-Joseph Boillot : L'économie de l'Inde Coll. Repères, La Découverte 2016. 
- François Bourguignon :  La mondialisation de l'inégalité Seuil 2012




© Bénédicte Manier
(ce blog est personnel : ses textes et ses opinions n'engagent en aucun cas l'AFP, où l'auteure est journaliste)




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