Pourquoi reboiser est devenu une urgence en Inde

Entre 1880 et 2013, l'Inde a perdu 40% de son couvert forestier, une surface qui représentait 31% de la superficie du pays, selon une étude de l'agence spatiale (Indian Space Research Organisation, ISRO). Et aujourd'hui, elle est l'un des pays où le recul des forêts est le plus rapide au monde, avertit Forest Global Watch.

La déforestation en Inde est un processus continu depuis plusieurs siècles, d'abord lié à l'extension des surfaces agricoles. Il faut en effet nourrir une population qui a été multipliée par cinq au cours du XXe siècle et qui compte aujourd'hui 1,3 milliard d'habitants.
La croissance démographique a aussi accru la consommation domestique de biomasse dans le pays : 850 millions d'Indiens cuisinent aujourd'hui sur un foyer ouvert, le chulha, souvent alimenté au bois.

Trois pics historiques, dont l'actuel

Cette déforestation continue a connu trois périodes d'accélération. La première est la longue phase de déboisement de l'époque coloniale, liée aux constructions dans le pays (1), et aux exportations de bois vers la Grande-Bretagne. La seconde vague correspond à la contribution de l'Inde à l'effort de guerre des années 40.

La troisième, celle de l'ère industrielle, vient aujourd'hui amplifier le processus. Comme dans les autres pays émergents, le couvert forestier recule sous l'effet de l'extension des villes et de l'implantation des sites industriels. Le développement des transports ampute aussi les forêts : la construction de l'autoroute Agra-Lucknow, a par exemple entraîné l'arrachage de 27.000 arbres et celle qui relie Bombay à Goa  en a déraciné plus de 10.500.

Trois facteurs aggravent ce déboisement : une administration décentralisée des espaces forestiers, qui empêche une gestion d'ensemble des ressources. La corruption fréquente des élus, qui facilite la cession de parcelles boisées aux plus offrants. Et l'absence de titres de propriété des populations tribales, qui peinent à défendre leurs territoires forestiers s'ils sont convoités par des industriels.
    

Des chiffres très divergents


Les estimations du couvert forestier actuel divergent fortement. Le recensement du ministère de l'Environnement (Forest survey) l'évalue à 70 millions d'hectares (21,5% du  territoire) et affirme qu'il a augmenté de 1% de 2015 à 2017.

En revanche, Global Forest Watch (2) l'évalue à moins de la moitié : 28 millions d'hectares (9% du territoire), et estime qu'il s'est réduit de 4% entre 2000 et 2017. Des chiffres difficiles à comparer, car les critères et les moyens de mesure diffèrent.

Mais en réalité, le recensement gouvernemental est assez peu fiable, révèle le journal Hindustan Times : il a élargi les critères pour comptabiliser comme "forêts" des surfaces cultivées d'arbustes - plantations de théiers ou de caféiers, par exemple - ou les vergers agricoles (manguiers...). Le quotidien Mint rappelle aussi qu'il considère comme "forêt" toute surface portant une densité boisée de 10%, visible par satellite. Des critères qui surestiment considérablement la réalité.

Le Forest survey est donc critiqué par plusieurs experts, qui estiment que la prise en compte de plantations récentes cache le vrai problème : la disparition des forêts primaires, dont la surface a, selon eux, reculé de plus de 10 millions d'hectares en 14 ans, de 1999 à 2013. Soit l'équivalent de 70 fois le territoire de la capitale New Delhi.

Les données officielles semblent en effet assez irréalistes. Le Forest survey affirme ainsi que la surface boisée de New Delhi a augmenté de ... 73% entre 2001 et 2017 : un chiffre invraisemblable au regard de l'expansion du béton dans la capitale. 

Le gouvernement semble aussi vouloir minimiser les pertes quand il affirme qu'en 30 ans, plus de 23.700 sites industriels (mines, barrages hydroélectriques...) ont fait disparaître 1,4 million d'hectares de forêts. Soit 135 hectares par jour.
Selon lui, 1,5 million d'autres hectares ont aussi disparu du fait de l'expansion des activités humaines.
Soit au total ... à peine 3 millions d'hectares en 30 ans, un chiffre si bas qu'il paraît peu fiable et demeure, en tout cas, très inférieur aux estimations des experts.

À ces reculs s'ajoutent les coupes sauvages de la mafia du bois, qui organise la contrebande du bois de construction (timber) et d'essences à forte valeur marchande (acajou, teck ou santal).
Des dégâts impossibles à mesurer, mais qui favorisent les incendies, autre cause notable de déforestation. Un État comme l'Uttarakhand (nord), par exemple, a perdu quelque 2.000 hectares de forêt, plusieurs années de suite, dans des incendies liés aux trafics ou aux brûlis agricoles.

Les engagements de la COP21 seront-ils tenus ?

En réalité, Global Forest Watch indique que l'Inde est un des pays où la déforestation est la plus rapide au monde, avec un rythme de 28,5% entre 2000 et 2010 (contre 22,8% pour le Brésil, par exemple).

Et les perspectives d'avenir n'incitent pas à l'optimisme. D'abord parce que 40% du couvert forestier actuel est déjà dégradé. Ensuite parce que l'agence spatiale indienne prévoit une poursuite du déboisement, avec la perte de 230.500 hectares d'ici 2025  (3), rien que dans les États du nord-est et sur l'archipel des Andaman & Nicobar, encore boisé à 80% mais où le tourisme se développe rapidement.

Le gouvernement affiche pourtant sa volonté de reboiser. Lors de la conférence de Paris sur le climat, en 2015, il s'est engagé à faire passer le couvert forestier de 21,5% à 33% du territoire d'ici 2030, et a annoncé un budget dédié de 5,3 milliards d'euros. Mais il n'existe aucun suivi transparent et, on l'a vu, ses critères de mesure sont contestables. Et une partie de ces nouvelles plantations serait aussi destinée à l'exploitation du bois de construction.

De leur côté, les différents États indiens allouent chaque année des budgets - variables - à la plantation d'arbres. Certains organisent des opérations spectaculaires, où la population est appelée à planter plusieurs millions d'arbres le même jour. Comme dans l’Uttar Pradesh (nord), (50 millions d’arbres ont été plantés en 24 heures en juillet 2016), dans le Kerala (10 millions d'arbres en juin 2017) ou le Madhya Pradesh (66 millions d'arbres en juillet 2017).

Mais ces opérations ne donnent pas toujours les résultats escomptés, car il arrive qu'une partie des jeunes plants ne survive pas, faute d'entretien, comme on a parfois pu le constater par le passé. 

L’État "affirme qu’il reboise beaucoup, mais la réalité est tout autre", rappelle Shubhendu Sharma, un jeune ingénieur qui a créé Afforestt, une entreprise qui plante des forêts chez des particuliers et dans des espaces publics, avec la technique du botaniste japonais Akira Miyawaki. 
De plus, dit-il, les jeunes plants sont souvent des espèces importées ou de simples arbres d'ornement (dans les villes). Les reboisements actuels ne compensent donc pas la rapide disparition des espèces autochtones, qui exigerait "de lancer un plan d'urgence de réimplantation", avertit-il.

 De graves conséquences climatiques

Les scientifiques indiens ont déjà alerté sur les conséquences du recul des forêts. Dans un pays l’évolution du climat se manifeste déjà, la déforestation pourrait accroître la fréquence des épisodes extrêmes (cyclones, vagues de chaleur, sécheresses)  qui déjà, se multiplient. 

Le déboisement pourrait aussi modifier le cycle de l’eau, ce qui, à terme, diviserait par cinq le volume des moussons, selon une étude de l'Indian Institute of Science. Avec des conséquences dramatiques dans une monsoon economy (4) : le volume des récoltes pourrait notamment baisser, alors que l'agriculture est censée nourrir 1,5 milliard de personnes en 2030

Déjà, certaines régions constatent une  aggravation du déficit en pluies depuis 15 ans, avec des effets néfastes sur les cultures. 

Reboiser est donc devenu une urgence. L'Inde a d'autant plus besoin de forêts que ses émissions de carbone augmentent, que sa biodiversité se réduit et que plusieurs régions se désertifient

Sur ce front, la plus engagée est certainement la société civile : partout, dans les villes et les zones rurales, des citoyens se mobilisent pour reboiser à grande échelle (voir mon livre "La Route verte des Indes").
Ou pour stopper les tronçonneuses.

Début juillet 2018, plusieurs centaines d'habitants de New Delhi se sont ainsi mobilisés pour sauver 16.500 arbres destinés à être abattus pour faire place à des immeubles. Soit la quasi-totalité des arbres de six quartiers sud de la capitale, une aberration dans une ville déjà ultra-polluée.
Une action en justice a gelé le projet. Mais jusqu'à quand ?

 
   * * *


(1) - Notamment la construction du réseau ferré indien et de bateaux de commerce britanniques. Toutefois, un organisme de régulation, l'Indian Forest Service, a permis une première forme de gestion des ressources. 
(2) -  GFW mesure le recul des forêts en croisant les données de l'Université du Maryland, de Google, de l'Institut d'études géologiques des États-Unis (USGS) et de la Nasa
(3) - Soit un peu plus que la superficie de l'Île Maurice.
(4) - D'une bonne ou mauvaise saison des pluies dépendent plusieurs paramètres économiques : importations agricoles, montant des subvention aux fermiers, inflation, croissance...

Ce texte est sous COPYRIGHT © Bénédicte Manier (il n'est pas permis de le reproduire sans autorisation. Toute citation partielle devra aussi impérativement donner la source.)
Photos Prashanth N. S. (Wikimedia Commons), Wikipedia, Rue de L'Echiquier

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