Les alternatives à l'agro-industrie s'organisent en Inde

Permaculture, agriculture bio, agroforesterie: les pratiques agroécologiques progressent en Inde. Même si elles sont encore minoritaires, elles constituent désormais des alternatives crédibles à un modèle agro-industriel qui, depuis les années 60, a fortement dégradé l'environnement, sans donner aux paysans les moyens de vivre décemment.

La "Révolution verte" des années 60 a imposé en Inde une agriculture intensive, basée sur des monocultures cultivées à grand renfort d'engrais, de pesticides et d'irrigation.
Les pesticides ont fortement appauvri les sols, qui ont exigé par la suite toujours plus d'engrais et d'eau. Cet apport intensif d'intrants chimiques a à son tour durablement pollué les écosystèmes et affecté la santé des paysans (1).
De son côté, l'irrigation est en grande partie responsable de la crise chronique de l'eau  dont souffre le pays : l'agriculture absorbe aujourd'hui 90% de l'eau consommée en Inde, contribuant fortement à l'épuisement des ressources 

À ce modèle, aujourd'hui critiqué, s'opposent des pratiques agroécologiques qui, au contraire, relancent l'activité biologique des sols, grâce à des apports naturels. Au lieu de monocultures, l'agroécologie favorise la diversité des espèces végétales (arbres compris), afin d'utiliser leurs interactions biologiques. Enfin, elle préserve les ressources hydriques, grâce à des variétés locales peu gourmandes en eau, l'utilisation des arbres pour garder l'eau dans le sol et, souvent, le recueil des pluies.
L'absence d'intrants chimiques réduit aussi la pollution des sources d'eau et diminue les émissions de gaz à effet de serre (2).

Le bio, marché en plein essor

L'agriculture bio est au premier rang de ces pratiques. Elle ne concerne encore qu'une fraction du monde rural : 835.000 agriculteurs en 2016, mais c'est quand même le plus grand nombre d'agriculteurs bio au monde, avec 30% du total mondial. Les surfaces bio sont encore minoritaires - 1,5 million d'hectares certifiés, soit 0,4% des terres cultivées - mais elles augmentent chaque année.
Et surtout, les filières s'organisent. Le secteur compte aujourd'hui 700 transformateurs, 669 exportateurs et plus d'une cinquantaine de marques : Nadanya organic (issu du mouvement de Vandana Shiva),  Conscious Food, Organic India, Timbaktu organics (coopérative de fermiers de l'Andhra Pradesh), 24 Mantra Organic et plusieurs dizaines d'autres.

La distribution est assurée par des marchés locaux, des boutiques bio, des chaînes de magasins comme Fabindia ou Down to Earth, des supermarchés en ligne ou des sites spécialisés comme Farm2Kitchen, Organicshop, Organic Express, ou I say organic. Tous fournissent aux consommateurs (surtout urbains) une large gamme de produits alimentaires, cosmétiques, ménagers, ayurvédiques.

Sous l'effet d'une demande en hausse, les grandes villes voient s'ouvrir des restaurants bio, fréquentés par les millennials de la classe moyenne, pour qui manger bio est souvent devenu une évidence. Cette génération compte d'ailleurs de jeunes entrepreneurs qui ouvrent des fermes bio urbaines ou périurbaines.

Selon une étude conjointe TechSci Research-Assocham (Association des chambres de commerce), le marché du bio devrait tripler de 2016 à 2020, passant de 426 millions à 1,16 milliards d'euros.
Toutefois, la filière souffre encore de plusieurs maux, comme les difficultés d'accès au marché des produits de régions montagneuses ou isolées, le versement irrégulier des subventions, l'absence d'aides de l’État central durant la conversion, la concurrence des produits conventionnels ou une certification jugée trop bureaucratique (voir encadré).

Dans le discours, le gouvernement soutient la filière bio et a mis sur pied des programmes d'aide aux fermiers. Dans la réalité, une réelle politique nationale fait encore défaut, et le développement du bio est uniquement dû au dynamisme de la société civile.

Mais l'aide est maintenant décentralisée : car une dizaine d'États indiens ont mis en place une vraie politique de soutien, avec des organismes qui aident les fermiers à se former, à se faire certifier et à s'organiser en réseau. Il s'agit notamment du Karnataka, du Rajasthan, de l'Andhra Pradesh ou du Madhya Pradesh, ou du Kerala, où le bio représente déjà 40% de la production agricole.

L'Andhra Pradesh, par exemple, y consacre un budget de 1,9 milliard d'euros. Cet État a lancé des formations de terrain, avec l'objectif de faire passer 80% des 6 millions de ses agriculteurs à l'agroécologie d'ici 2024.

"La révolution verte était basée sur des principes faux, avec une dépendance continue aux intrants, or nos paysans ne gagnent rien, (...) et pire, nous avons eu des vagues de suicides de paysans en Inde", a récemment rappelé à l'AFP Vijay Kumar, conseiller pour les questions agricoles de cet État. "Nous voulons que la production alimentaire augmente chez des paysans heureux", a-t-il ajouté, en se disant enchanté de voir de plus en plus de jeunes diplômés revenir à la terre, "avec de bonnes idées".

Devinder Sharma, spécialiste indien de l'agriculture, qui a constaté une hausse des récoltes grâce à l'agroécologie dans l'Andhra Pradesh, estime que cet État "montre la voie" de l'agriculture du futur, en restaurant des sols épuisés grâce à des pratiques naturelles. Mais le changement y prend du temps : l'État ne compte encore que 163.000 agriculteurs ayant adopté ces pratiques et devrait en compter 300.000 en 2019.

Avec des politiques d'incitation similaires, d'autres États, l'Himachal Pradesh, l'Uttarakhand, le Nagaland et le Mizoram, affichent l'objectif d'être à terme 100% bio, comme l'est déjà le Sikkim. Ce sont d'ailleurs des États, pour certains montagneux, où les pratiques agricoles étaient restées plus traditionnelles.

Agriculture zéro budget et permaculture 

Parmi les pratiques agroécologiques désormais favorisées par ces États figure l'agriculture zéro budget (Zero Bugdet Natural Farming, ZBNF) un modèle élaboré et promu par un agronome du Maharashtra, Subhash Palekar

Inspiré des méthodes du Japonais Masanobu Fukuoka et proche de la permaculture, il favorise les interactions biologiques naturelles, qui régénèrent les sols épuisés et permettent des rendements étonnants sans aucun apport extérieur (d'où son coût zéro). Subhash Palekar revendique aujourd'hui quatre millions d'agriculteurs ayant adopté sa méthode en Inde.

De son côté, la permaculture a elle aussi permis de régénérer des zones arides ou épuisées par l'agriculture intensive, ouvrant la voie à des rendements record. Un enjeu vital dans un pays où les rendements stagnent, tandis que la population augmente (elle devrait atteindre 1,5 milliard d'habitants d'ici 12 ans).

 Une agriculture émancipatrice

Sur le terrain, ces méthodes - zéro budget, permaculture, bio, ou agroforesterie - sont souvent associées ou hybridées de manière pragmatique. Elles ont, comme j'ai pu le constater dans plusieurs régions (3), sauvé de la faim des territoires où l'agriculture intensive avait échoué (car elle avait épuisé les nappes phréatiques et/ou imposé des semences non adaptées au climats locaux). L'agroécologie montre ainsi ses capacités à nourrir des zones rurales densément peuplées et à restaurer durablement les écosystèmes.

En réalité, l'agroécologie est un processus d'émancipation. Ses rendements élevés restituent aux populations leur autosuffisance alimentaire et les rendent capables d'exporter des aliments bio vers les villes, leur procurant ainsi des revenus supplémentaires.

Par ailleurs, elle libère les paysans de l'achat de pesticides et d'engrais, qui est leur principale source d'endettement. Un endettement devenu un fléau, qui alimente un double phénomène depuis 20 ans : l'exode de 20 millions de fermiers ruinés vers les villes et le suicide de 300.000 d'entre eux.
Avec l'agroécologie, les fermiers quittent donc un modèle de dépendance, pour un modèle riche en savoirs locaux et qui les autonomise d'autant plus, qu'il s'accompagne souvent d'un retour aux semences locales.

Remises en circulation par de nombreuses ONG indiennes, ces semences sont en général partagées de manière coopérative, via  des seed banks (réserves de graines) autogérées dans chaque village.
De plus, contrairement aux variétés modernes (hybrides et OGM), elles sont adaptées aux climats locaux et résistent aux aléas météorologiques importants qui frappent régulièrement l'Inde.
  
Ce retour à une agriculture nourricière, autosuffisante, indépendante, autogérée, constitue un enjeu vital, face à un modèle agricole mondialisé qui a dépossédé les paysans de leurs ressources et détruit la biodiversité et les sols.

 Mais la réussite de l'agroécologie va souvent au-delà. Avec une agriculture redevenue prospère, des catégories démunies - Dalits (intouchables) et femmes rurales - reprennent souvent en main la vie locale, en créant des coopératives, des centres de formation, des écoles, des groupes de démocratie villageoise (sangams, gram sabhas) ou des médias autogérés, comme on peut l'observer dans plusieurs districts ruraux du Telangana, du Tamil Nadu ou de l'Odisha.

Pour toutes ces raisons, cette intensification écologique de l'agriculture est une voie d'avenir. Elle a reçu le soutien de nombreux scientifiques et de plusieurs agences des Nations unies, comme la CNUCED (voir son rapport "Réveillez-vous avant qu'il ne soit trop tard") et le Programme des Nations unies pour l'Environnement (PNUE).
La FAO appelle elle aussi à développer ce modèle, capable à la fois de nourrir le monde et de stopper la destruction du milieu naturel.  


 La certification  du  bio 

    Les produits bio indiens ne sont pas toujours labellisés. Dans certaines régions (nord himalayen et nord-est par exemple), cultiver sans pesticides est simplement une tradition depuis toujours. Par ailleurs, de nombreux fermiers renoncent à un label faute de moyens, parce qu'ils n'en voient pas l'utilité, ou parce que leurs récoltes sont destinées à l'autosuffisance locale, sans commercialisation.
    Il existe deux procédures de certification.
La plus simple est le PGS (participatory guarantee system), utilisée par les petits producteurs, avec des contrôles effectués par des ONG ou des groupes de fermiers. Ses labels sont PGS Green (en conversion) et PGS Organic (certifié bio).
   L'autre procédure est le TPC (third party certification), obligatoire pour l'exportation et effectuée par 22 agences différentes, chapeautées par un organisme dépendant du ministère du Commerce (et non de l'Agriculture). Basée sur les normes européennes, elle est coûteuse et très bureaucratique, ce qui décourage souvent les fermiers. 
   Elle attribue trois labels : produits naturels, en conversion et bio certifié. 
(Source Centre for Science and Environment).


(1) - Le Punjab, épicentre de la "Révolution verte" et de l'agro-industrie, est aujourd'hui la région la plus touchée par les cancers.
(2) - L'agriculture intensive est responsable d'un quart des émissions mondiales de GES et les engrais y constituent la 2e source d'émissions, après l'élevage).
(3) - Voir le récit de ces réussites locales dans mes livres "La Route verte des Indes" et "Made in India. Le laboratoire écologique de la planète"
     * * *
Ce texte est sous copyright © Bénédicte Manier (il n'est pas permis de le reproduire sans autorisation. Toute citation partielle devra aussi impérativement donner la source.)
Photos Bénédicte Manier, Wikipedia, Deccan Development Society, Down to Earth, Centre for Science and Environment.





Ce blog est personnel : ses textes et ses opinions n'engagent aucunement l'AFP, où l'auteure est journaliste -








Commentaires

Posts les plus consultés de ce blog

L'Ambassador, icône nationale, vaincue par la mondialisation

La croissance constante des inégalités en Inde

Un souffle nomade venu de l'Inde