La crise de l'eau s'aggrave en Inde

Il y a quatre ans, un fermier du Tamil Nadu, penché sur la terre de son champ, m'avait montré comment celle-ci s'effritait sous ses doigts. "Pas assez de pluie", avait-il grommelé.

Malheureusement pour lui, les deux moussons suivantes n'ont pas rattrapé ce déficit et le Tamil Nadu est entré en 2017 dans sa pire période de sécheresse depuis un siècle et demi. 
Tous les districts de l'État ont été déclarés en stress hydrique. Des dizaines de fermiers ruinés se sont suicidés et d'autres ont manifesté dans les rues de Delhi, sans obtenir de solution. 

Le Tamil Nadu n'est pas le seul État concerné : depuis plusieurs années, un quart des Indiens (330 millions) subissent une sécheresse chronique et la pénurie d'eau est devenue une crise nationale, qui affecte le quotidien de chacun : les robinets sont coupés plusieurs heures par jours dans les villes et dans les zones rurales, les femmes marchent souvent plusieurs heures par jour en quête d'une source d'eau.

Bangalore, capitale de la Silicon Valley indienne, dont la population a triplé en 30 ans, n'aura bientôt plus d'eau potable.  Quant à Delhi, la capitale, elle pourrait avoir totalement épuisé ses réserves d'eau d'ici deux ans, avertit un think tank, le National Institute for Transforming India (NITI). Ce n'est pas tout : au total, 21 villes, abritant plus de 100 millions d'habitants, devraient être privées d'eau d'ici 2020

(Carte satellite des réserves hydriques souterraines, nord-ouest de l'Inde, photo NASA).

La pénurie affecte aussi fortement le monde rural.

Dans le Maharashtra, 9 millions de fermiers n'ont plus qu'un accès restreint à l'eau. Au printemps 2016, des trains chargés de millions de litres d'eau ont dû être acheminés vers la région de Marathwada, aux rivières asséchées. Une mesure d'urgence qui n'a en rien résolu le problème de fond.  

Au nord-ouest, le bassin de l'Indus est devenu la 2e réserve d'eau la plus sinistrée au monde, le niveau des nappes phréatiques baissant par endroits d'un mètre tous les trois ans, selon la NASA.
Cette région de l'Inde, qui peut connaître des records de températures (51° en mai 2016 dans le Rajasthan) est surtout affectée par le surpompage des réserves hydriques par l'agriculture; notamment dans le Punjab, ou l'irrigation est intensive

Une catastrophe écologique prévisible

L'agriculture, qui absorbe plus de 85% de l'eau consommée en Inde est en effet la principale responsable de cet épuisement progressif des ressources. Mais plus généralement, toutes les activités humaines utilisent de manière inconsidérée les nappes phréatiques et les bassins fluviaux, rappelle le Centre for Science and Environment (CSE). 
Celui-ci dénonce aussi une gestion publique fragmentée, qui varie au gré des intérêts locaux et empêche toute politique nationale de préservation de ces ressources.  

La dégradation de l'environnement explique aussi le manque d'eau. 40% du couvert végétal du pays est aujourd'hui dégradé par l'expansion des villes et les activités humaines. Il en résulte un assèchement et une érosion des sols, qui favorisent le ruissellement des pluies et freinent leur infiltration dans les nappes phréatiques. 

De même, la déforestation croissante perturbe le cycle naturel de l'eau, modifiant la régularité et le volume des moussons, celles-ci étant en parallèle affectées par le réchauffement climatique global.

Depuis plusieurs années, ces moussons sont donc plus faibles que la normale. Durant la mousson 2017, près de 40% des États indiens où les précipitations ont été mesurées ont ainsi connu un déficit de pluie.

Une "monsoon economy"


L'Inde est pourtant étroitement dépendant de la courte saison des pluies (juin à septembre) : le pays est une monsoon economy, où le volume des pluies a des implications directes sur l'économie . Si elles sont insuffisantes, les récoltes sont mauvaises et le prix des denrées de base grimpe. L'autosuffisance alimentaire du pays est aussi menacée, obligeant à recourir aux importations agricoles. Et il faut prévoir des dépenses publiques supplémentaires (subventions aux fermiers, aide alimentaire...).


Une faible mousson a aussi un terrible impact social. Des nappes phréatiques qui baissent et des rivières qui s'assèchent sont le cauchemar de millions de paysans, dont les terres deviennent moins productives. 
Ce qui aggrave une crise agricole chronique : l'endettement des fermiers, déjà élevé, augmente, tout comme le nombre de suicides (300.000 en vingt ans). Et l'exode de ces nouveaux réfugiés climatiques va grossir les bidonvilles urbains. 

Sous l'effet de la surexploitation des nappes phréatiques et de l'affaiblissement des moussons, la désertification gagne du terrain. En dix ans, elle a progressé dans 26 des 29 États indiens et affecte maintenant un tiers du pays, rappelle le CSE. (Elle atteint 40% à 70% des sols dans le Rajasthan, le Maharashtra, le Jharkhand, le Nagaland et à Delhi).  
Or, si les réserves d'eau se réduisent d'année en année, alors que la population du pays augmente, la situation va vite devenir intenable, rappellent plusieurs universitaires.    

Reboiser et stocker les pluies


Face à la crise, les autorités ont toujours misé sur les barrages pour fournir de l'eau d'irrigation, mais ceux-ci perturbent profondément les écosystèmes. Le gouvernement actuel envisage aussi l'interconnexion de 60 fleuves, ce qui permettrait, selon lui, de mettre fin aux inondations et de mieux irriguer. Mais des voix dénoncent un méga-projet "écologiquement insoutenable et économiquement irréalisable".

(Le recueil des pluies dans le Haryana a permis de restaurer plusieurs écosystèmes locaux)
Le Centre for Science and Environment, lui, appelle à un changement global de vision, en rappelant que des solutions écologiques existent. 

À commencer par un reboisement massif, car les forêts gardent l'eau dans le sol, rétablissent le cycle de l'eau et stabilisent le climat. 

Mais aussi la généralisation du recueil des milliards de litres d'eau qui arrosent le pays durant la mousson, une solution qui a déjà transformé spectaculairement des régions désertiques

Dans le Rajasthan ou le Haryana, par exemple, des rivières taries se sont remises à couler et les nappes phréatiques se sont de nouveau remplies (je décris ces solutions dans mes livres "Made in India" ou "Un million de révolutions tranquilles").


Les autorités du Rajasthan ont d'ailleurs décidé de recueillir les pluies à grande échelle pour lutter contre la désertification. 
Le Telangana fait de même, en réhabilitant plus de 8.000 anciens réservoirs de stockage des pluies.

Le principal artisan de ces méthodes écologiques, Rajendra Singh, a récemment rappelé que la sécheresse dans le Tamil Nadu est largement "due à l'homme" et qu'avec 17 fleuves et 99 rivières, cet État "pourrait être largement autosuffisant si ces ressources étaient correctement gérées".

L'avenir s'annonce sombre

Si la gestion de ses réserves hydriques ne change pas, et à grande échelle, l'avenir du sous-continent s'annonce en tout cas sombre.
L'Inde, ainsi que le Pakistan, lui aussi affecté par la sécheresse, pourraient progressivement devenir ce que la Banque mondiale appelle des "économies de la sécheresse". 
D'autant que le réchauffement climatique va y provoquer des vagues de chaleur difficilement supportables

La malnutrition et la pauvreté pourraient ainsi s'aggraver. Et des émeutes pourraient éclater autour des dernières réserves, dans les villes qui risquent d'être à terme totalement privées d'eau. Avec des conséquences que l'on peine à imaginer. 

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Ce texte est sous COPYRIGHT © Bénédicte Manier (merci de ne pas le reproduire sans autorisation. Toute citation, même partielle, devra impérativement donner la source.)
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