L'Inde mise sur le tourisme spirituel. Alors que l'intolérance religieuse s'étend...


Le gouvernement  indien entend développer le tourisme spirituel, qu'il considère comme une manne financière potentielle. Un paradoxe dans un pays où, depuis l'arrivée au pouvoir des nationalistes hindous, l'intolérance à l'égard des religions minoritaires ne cesse de grandir. 

L'Inde est une destination en vogue : en dix ans, le nombre de touristes étrangers a doublé, passant de 5 millions en 2007 à plus  de 10 millions en 2017. Pour mieux les attirer, le pays mise maintenant sur son image de terre de spiritualité, un des piliers de son softpower, son aura culturelle dans le monde. 

L'Inde possède en effet une des plus grandes diversités religieuses au monde. Berceau du bouddhisme, de l'hindouisme, du sikhisme et du jaïnisme, elle compte aussi la 3e communauté musulmane au monde et est la terre d'accueil des zoroastriens ou des bahaïs. 
La richesse des pratiques religieuses amène chaque année des millions de personnes à sillonner le pays pour rencontrer un maître spirituel, ou faire un yatra (pélerinage) dans une ville sainte. 

En 2017, les Indiens ont ainsi effectué quelque 1,6 milliard de déplacements pour motifs religieux dans le pays, selon le gouvernement. Une étude parue en mai 2018 estime en effet que 60% du tourisme domestique est lié à la religion et qu'il emprunte des circuits bien identifiés, au fil des nombreux lieux ou villes saintes.

Les hindous affluent ainsi à Varanasi, Puri, Tirupati, Shirdi ou Prayag - surtout durant les vacances, les fêtes hindoues comme Ganesh Chaturthi ou les pèlerinages de masse comme la Kumbh Mela

Les adeptes du soufisme, branche mystique de l'islam, suivent la route des dargahs (sanctuaires) des saints, situés à Delhi, au Jammu-et-Cachemire, au Punjab ou en Uttar Pradesh.
De leur côté, les sikhs sillonnent les temples du Punjab - dont le célèbre Temple d'or d'Amritsar. Et les baha'is convergent notamment vers le célèbre Temple du Lotus à Delhi.
Ces circuits attirent aussi les diasporas de ces différentes religions, à commencer par les hindous, les sikhs ou les baha'is vivant en Europe ou en Amérique du nord.

A ces itinéraires religieux s'ajoute un tourisme moins codifié, émanant d'Occidentaux en quête de spiritualité ou de paix intérieure. Ils vont visiter les temples, méditer aux sources du Gange, pratiquer le yoga dans les innombrables ashrams du pays, ou écouter des gourous de réputation mondiale (comme Sri Sri Ravi Shankar).
"People come here shopping for gurus", résume Urvashi, une amie indienne dont la maison d'hôtes sert d'étape aux étrangers en route pour les ashrams de Rishikesh, la ville sainte popularisée en 1968 par les Beatles, venus y étudier la méditation transcendantale avec le Maharishi Mahesh Yogi.

S'inspirer de Rome et de La Mecque 

Le gouvernement, qui estime la croissance du tourisme spirituel à 13% par an, entend faire de l'Inde, à terme, un centre mondial du tourisme religieux, à l'image de Rome ou de La Mecque.  
Il a mobilisé 5 milliards de roupies (63 millions d'euros) pour développer des circuits autour du culte de Krishna, des lieux saints du Gange, des temples hindous du Kerala ou de villes saintes comme Varanasi ou Dwarka (hindouisme), Kanchipuram (hindouisme, jainisme), Vellankani (catholicisme), Amaravati (bouddhisme).  

Le gouvernement veut particulièrement promouvoir le circuit bouddhiste, qui passe par Bodhgaya (ville classée au patrimoine mondial de l'Unesco), Nalanda, Sarnath, Aurangabad, ou Dharamsala, la capitale des Tibétains en exil.  

 Pour attirer les pèlerins de cette communauté de plus de 300 millions de pratiquants dans le monde, l'Inde a conclu un partenariat avec les pays bouddhistes voisins (Bhoutan, Bangladesh, Népal, Sri-Lanka). 

Elle cherche aussi des financements auprès du Japon et de la Banque mondiale. Celle-ci estime que 10.000 emplois pourraient être créés dans ces lieux de pèlerinage, qui sont surtout situés dans deux États pauvres du nord, l'Uttar Pradesh et le Bihar.


De leur côté, les groupes hôteliers comme Hyatt investissent dans ce secteur, en ouvrant de grands hôtels dans des destinations comme Rameswaram, Shirdi ou Dharamsala.


L'hostilité marquée envers l'islam  


Dans ce programme, on remarquera un absent notable : l'islam, pourtant 2e religion de l'Inde.

Car si le gouvernement favorise les circuits hindous, et ne peut négliger l'apport de devises des bouddhistes venant de toute l'Asie, il est hostile à toute valorisation de l'héritage musulman du pays. L'Uttar Pradesh, État dirigé par un religieux fondamentaliste hindou, a d'ailleurs fait disparaître le Taj Mahal , monument construit par un empereur musulman, de sa brochure touristique.

Depuis son arrivée au pouvoir en 2014, la mouvance nationaliste hindoue manifeste en effet un ostracisme croissant envers le catholicisme et l'islam, considérées comme des "invasions" étrangères.

Les groupes proches du pouvoir (1), partisans d'une nation 100% hindoue multiplient ainsi les attaques d'églises, de mosquées et de commerces, ou les tentatives de conversions de masse

Si les attaques contre les sites chrétiens se sont multipliées, l'hostilité se focalise surtout sur l'islam : outre le harcèlement de familles musulmanes, plusieurs dizaines de musulmans faisant le commerce des vaches (sacrées dans l'hindouisme) ont été lynchés par des groupes de fondamentalistes hindous.  

 Protestations dans le pays

Cette violence décomplexée, contraire aux principes de la Constitution et à la tradition de tolérance du pays, suscite une inquiétude croissante. 

Dans ses rapports, la Commission américaine pour la liberté de religion dans le monde (USCIRF) a plusieurs fois souligné le déclin de la tolérance et l'essor des actes hostiles à l'égard des minorités religieuses. 
Une autre étude de 2017, du Pew Research Center, fait désormais de l'Inde le 4e pays le plus intolérant au monde.

Dans la démocratie indienne, ces violences suscitent bien sûr des réactions. Des manifestations ont lieu après chaque lynchage, dont le slogan est souvent #Notinmyname
En 2015, fait rare, 40 écrivains, essayistes et poètes indiens ont rendu leurs décorations nationales pour protester contre ce climat de violence. Deux ans après, 65 anciens hauts fonctionnaires ont à leur tour dénoncé cette situation dans une lettre ouverte publiée par le Times of India. Et 50 autres ont fait de même en avril 2018, affirmant que l'Inde vivait aujourd'hui ses heures les plus sombres depuis l'Indépendance

L'une des personnalités ayant publiquement exprimé leurs craintes est l'acteur bollywoodien Aamir Khan, représentant de la campagne de promotion internationale du tourisme indien Incredible India. Qu'il y ait ou non un lien, son contrat a été rompu peu de temps après cette prise de parole. La vitrine touristique du pays n'a donc plus le visage d'un acteur... musulman.


Les touristes étrangers ne perçoivent pas encore ces changements en cours : vue de l'extérieur, l'Inde garde son image de non-violence et de cohabitation pacifique des religions. Et reste un pays hospitalier pour les visiteurs.  
Mais le paradoxe est désormais patent entre la volonté de promouvoir le tourisme religieux et cette intolérance grandissante à l'intérieur des frontières. Et rien ne dit qu'un jour, ce climat d'insécurité pour certaines religions ne nuira pas à son image et, à terme, à son économie




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 (1) - Il s'agit surtout du Bajrang Dal, du Shiv Sena (l'armée de Shiva) et du RSS (Rashtriya Swayamsevak Sangh, Corps des volontaires nationaux), secte paramilitaire fondée en 1925 et dont le bras politique est le BJP. 


 
 
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Photos Wikimedia, Etat de l'Uttar Pradesh,

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