Un souffle nomade venu de l'Inde

La piste traversait une vaste étendue de poussière jaune, aux confins du désert de Thar. Elle était si cabossée que nous étions ballottés d’un côté et de l’autre, sur les sièges du vieux 4x4 Suzuki.
Vers midi, nous avons fait une halte dans un dhaba et des nomades, dont le campement de toile était installé non loin de là, près de petits arbres décharnés, se sont approchés.
 
Un des hommes tenait, au bout d'une corde, un ours au museau percé d'un anneau et qui se tenait debout, cabré de toute sa force animale.
Puis deux femmes, au visage à demi caché sous des voiles, se sont mises à danser pour les clients du dhaba, au son d’un petit tambour et d’une pungi (clarinette bombée).

Une danse andalouse

Chaque fois que je croise ces gypsies sur les routes du Rajasthan, je pense à leurs lointains cousins, dont la longue odyssée a un jour pris fin sur les rives du Guadalquivir, en Espagne.  
 
Un soir, à Huelva, au cœur de l’Andalousie, un ami m’a fait descendre dans une salle sombre, en sous-sol, pour voir "du vrai flamenco gitan, pas celui des touristes". 
Là, dans ce petit local de quartier, deux femmes dansaient sur une estrade de bois poussiéreuse, accompagné des lamentos d'un homme qui jouait fiévreusement de la guitare.

Après le spectacle, je suis allée les remercier, en leur disant à quel point leurs danses, leurs longues jupes multicolores, me rappelaient le Rajasthan. 
L’une des danseuses a souri et m’a dit quelques phrases rapides, que je n’ai pas comprises. Puis, elle a égrené des chiffres : ek, duj, trin, star, pantz… L'équivalent en romani des ek, do, tin, tchar, pantch du hindi.

Dans un saisissant raccourci, la jeune femme venait de résumer des siècles d'histoire de ce peuple nomade. Et de matérialiser l'invisible pont linguistique qui subsiste entre l’Inde et l’Espagne, touchant témoignage de la survie d'une culture au-delà de siècles d’errances et de persécutions.​

Plusieurs siècles d'errance 

Les Roms auraient quitté le nord-ouest de l‘Inde vers le 6ème siècle. Leur point de départ, au Punjab, est à peu près connu, mais leur caste d’origine demeure incertaine : certains ethnologues en font des Kshatriyas, des guerriers, mais des analyses ADN montrent leur parenté génétique avec les Dom, un groupe ethnique nomade aujourd’hui répertorié comme Scheduled Caste.

Un périple de plusieurs siècles les a ensuite menés en Perse, en Turquie, au Moyen-Orient, dans les Balkans et dans toute l’Europe. Il a fait de ce peuple insaisissable une ethnie paria, vivant de petits métiers : rétameurs, rempailleurs, vanniers.

Leur installation en Europe centrale leur a donné le nom de Romani Cel (le peuple rom), et le mythe de leur origine égyptienne explique les noms de gypsies en Angleterre, gitanos en Espagne, zíngaros en Italie, tziganes en France ou faraonépe en Hongrie. Et dans certains villages du nord de la France, quelques « rues des Égyptiens » témoignent encore de leur passage.

Certains Roms se sont également posés au sud de l’Espagne, au 15e siècle. Ils ont échappé aux grandes expulsions du 16e siècle, celles des Arabes et des Juifs, mais pas à la rafle massive de 1749 (la Gran Redada), qui en a mené plusieurs milliers au travail forcé. Leur langue a aussi été interdite (voir les livres du spécialiste Jean-Pierre Liégeois). Mais elle a pourtant survécu et, avec elle, leurs croyances et leurs coutumes. Sara la noire (Sara e kali), vénérée par les gitans en Camargue, serait d'ailleurs une version christianisée de la déesse Kali.

Une influence culturelle sur toute l’Europe

Dans tous les pays où ils sont passés, les Roms ont influencé la culture. Leurs bijoux, leurs vêtements, ont laissé des traces dans les Balkans et au Moyen-Orient. On dit aussi qu'ils auraient apporté les danses orientales en Égypte. 

Transportant toujours leurs instruments durant leur long périple, ils ont au passage revivifié le folklore russe et influencé la musique de l’empire austro-hongrois, avant d’imprimer leurs rythmes au jazz européen (le jazz manouche, illustré par Django Reinhardt). Quant au flamenco, devenu l'un des piliers de la culture espagnole, il est lui aussi l’héritier de ce mystérieux métissage musical.

Le beau film Latcho Drom (« bonne route ! ») du cinéaste Tony Gatlif décrit finement la parenté musicale qui unit les tziganes du Rajasthan, d’Égypte, de Turquie, de Roumanie, de Hongrie et d’Espagne. Et le musicien indien Oliver Rajamani a exploré avec grâce les similitudes entre danses indiennes et flamenco.

Aujourd’hui, la diaspora Rom est forte de plus de 20 millions de personnes dans le monde. Et en Inde, plusieurs dizaines de millions de nomades – Dom, Banjaras, Gujjars ou Lambanis – continuent de parcourir les routes. 
Mais personne n’a su résoudre cette énigme : pourquoi certains d’entre eux se sont-ils subitement exilés il y a 1.500 ans ?
​ 










© Bénédicte Manier
(ce blog est personnel : ses textes et ses opinions n'engagent aucunement l'AFP, où l'auteure est journaliste)







Commentaires

Posts les plus consultés de ce blog

L'Ambassador, icône nationale, vaincue par la mondialisation

La croissance constante des inégalités en Inde

L'inquiétante montée de l'intolérance en Inde