La publicité, miroir déformant de la réalité indienne
Le publicité télévisée en Inde est aussi répétitive et
exaspérante que
dans d’autres pays. Mais elle constitue surtout un prisme (très)
déformant
de la société indienne. Petite revue de détail.
Formatée par, et pour, les classes moyennes, la publicité ignore la grande hétérogénéité du pays, pour ne cibler que ce segment restreint : 150 à 300 millions d’habitants, sur 1,3 milliard. Des classes moyennes qui sont les seules à détenir un pouvoir d’achat suffisant pour acquérir les multiples tentations de l’Inde moderne (smartphones, voitures, vêtements, maquillage, électroménager…). C'est aussi la catégorie sociale qui fixe les tendances socio-culturelles du pays.
Pour
capter ses désirs,
la
publicité lui vend une projection, un mode de vie idéalisé. Premier groupe visé : la catégorie des trentenaires, démographiquement
importante en Inde. Les spots montrent de jeunes managers sortis
tout droit de leur start-up et conduisant des voitures rouges
("lal", la couleur du pouvoir, de la séduction,
de la force dans la mythologie hindoue).
Face à eux, les jeunes
femmes sont indépendantes, maquillées, manucurées, séduisantes et
surtout prêtes à être séduites. Séduction qui se limite pourtant
à un simple regard, car le Bureau de la censure (Censor Board) veille et certains spots sexy ont été interdits.
Les
enfants des pubs, eux, sont actifs, sportifs et intelligents. Et si
les spots TV montrent sensiblement plus de garçons que de filles, c’est parce
qu’ils parlent le langage des classes moyennes qui, en Inde,
sélectionnent le plus les naissances. Elles évitent en effet
d’avoir des filles (pour ne pas payer une dot ruineuse) et
privilégient les garçons (pour perpétuer le nom et le patrimoine).
Un fléau social en Inde, que j’ai décrit dans un de mes livres.
Quant
aux seniors, ils ont en permanence des sourires indulgents, inondent leurs
petits-enfants de cadeaux et prévoient leur avenir à l’aide de
placements financiers. Et tout ce petit monde évolue dans des décors immuables : des quartiers urbains
bourgeois, aux intérieurs confortables.
L’indétrônable Big B
A commencer par Amitabh
Bachchan, qui vend absolument de tout : céréales, pâtes,
sauces, nettoyants
ménagers, stylos, voitures, bijoux, cookies, chocolat, assurances,
lunettes de soleil, appartements, vacances
dans le Gujarat... "Big
B" est un grand magasin à lui tout seul.
Et si le roi incontesté
de Bollywood est
plutôt polyvalent,
sa
famille, elle, respecte
davantage les
codes sexués de la publicité. Son fils, l’acteur
Abhishek Bachchan,
promeut des
produits hi-tech, des
voitures et des
smartphones. Et sa
belle-fille, la jolie
actrice Aishwarya
Rai, se
cantonne aux montres
de luxe, aux
bijoux
ou aux
cosmétiques. Bijoux
et cosmétiques
qui sont également,
bien
sûr, le
domaine
publicitaire
privilégié d'autres
actrices
de Bollywood, telles Kareena
Kapoor.
De son côté, Shah Rukh Khan vend des déodorants virils, des voitures, des smartphones ou des montres de luxe. Mais "King Khan" ne dédaigne pas non plus les sodas ou les savons parfumés – quitte à surprendre ses fans en posant dans un bain parsemé de pétales de roses. Le raffinement, mais en mode viril...
La clarté de la peau est en effet un marqueur social important en Inde, hérité des valeurs coloniales et qui stigmatise la diversité ethnique indienne.
Quant aux cheveux, ils sont toujours épais et lisses (merci shampooings, séchoirs et lisseurs) et rarement gris (les sprays colorants, c’est chic et pratique).
De son côté, Shah Rukh Khan vend des déodorants virils, des voitures, des smartphones ou des montres de luxe. Mais "King Khan" ne dédaigne pas non plus les sodas ou les savons parfumés – quitte à surprendre ses fans en posant dans un bain parsemé de pétales de roses. Le raffinement, mais en mode viril...
La peau claire, un marqueur social
Qu’ils soient stars ou figurants, les personnages publicitaires ont un trait commun : une peau étonnamment blanche, grâce aux crèmes éclaircissantes (un teint plus clair de 3 teintes en une semaine, ça vous tente ?) et immaculée (vive les gels anti-acné).La clarté de la peau est en effet un marqueur social important en Inde, hérité des valeurs coloniales et qui stigmatise la diversité ethnique indienne.
Quant aux cheveux, ils sont toujours épais et lisses (merci shampooings, séchoirs et lisseurs) et rarement gris (les sprays colorants, c’est chic et pratique).
Des stéréotypes mondialisés
En dehors de ces portraits typés, le reste de l’Inde semble ne pas exister. Les populations
rurales, les paysans, les artisans, les classes populaires
n’apparaissent jamais (dans une société obsédée par l'ascension sociale, ils rappellent sans doute aux classes moyennes des origines qu'elles veulent oublier). Sauf quand, parfois, un maladroit
rickshaw wallah érafle la peinture d’une
voiture neuve (heureusement, l’assurance XYZ paie les
réparations...). Ou quand une pub reprenant les codes coloniaux affiche un serviteur à la
peau foncée.
Si elle ne reflète pas la diversité indienne, la publicité se fait donc a contrario l'écho d'une société fortement
hiérarchisée et aux inégalités
croissantes.
Ces
stéréotypes
socio-ethniques sont bien
sûr ceux de la publicité globalisée, prisme
déformant de toutes les
sociétés
du monde.
Dans
ce microcosme formaté,
les protagonistes doivent être modernes, urbains, bien payés, connectés, branchés,
maquillés et ethniquement uniformes.
La
famille, elle,
est réduite
au modèle
rassurant du
foyer traditionnel.
Quant
aux représentations de
genre,
elles restent "d’une pauvreté et d’un stéréotypage confondants", rappelle la
philosophe Cynthia Fleury. En
Inde, comme en Europe, les
épouses cuisinent ou s'occupent donc de leur intérieur. Ou attendent que leurs fils rentrent
tachés de boue, après
le sport,
pour pouvoir
utiliser
(avec une joie évidente) leur lessive et/ou leur
machine à laver
ultra-performante... Cette représentation de la fameuse ménagère de moins de 50 ans n'est pas nouvelle : elle est une constante dans les publicités depuis les années 30.
Dépasser les préjugés
Pourtant, certaines pubs indiennes bousculent les stéréotypes. En 2013, un spot remarqué pour des bijoux, à l'esthétique soignée, a mis en scène le second mariage d'une femme, divorcée ou veuve, et déjà mère d'une petite fille. Ce clip s'attaquait ainsi au tabou qui fait des veuves des exclues de la société, et défiait les conservateurs hindous, qui désapprouvent le divorce et le remariage. L'actrice choisie par Gauri Shinde, sa réalisatrice, avait aussi la peau plus foncée que d'habitude.
En 2015, le spot d'un magasin de mode en ligne, décrivant le quotidien d'une mère et de sa fille, a de son côté démonté les préjugés contre les mères célibataires. Tandis qu'une marque de mode a appelé les femmes enceintes à poursuivre leur carrière.
Enfin, deux ou trois marques de lessive et d'électroménager ont abordé le partage des tâches dans le couple, l'une d'elles rappelant même à un mari que son épouse n'était pas une domestique.Un langage détonnant dans une société patriarcale, mais qui correspond maintenant à l'état d'esprit des jeunes urbains.
S'il est relativement rare de voir la publicité véhiculer de tels messages progressistes, c'est évidemment parce que les préjugés restent nombreux et difficiles à surmonter. Non seulement ceux de la société indienne, mais aussi ceux qui règnent dans l'esprit des publicitaires eux-mêmes.
Car leur public-cible évolue aujourd'hui plus vite qu’ils ne le croient : les jeunes urbaines des classes moyennes sont de plus en plus indépendantes, et l’union libre, le divorce et les familles recomposées progressent.
Si elles osaient donc davantage transgresser leurs propres codes, les publicités pourraient peut-être contribuer à l'évolution globale des mœurs. Leur influence sur un vaste public – celui de la télévision, des journaux, des médias sociaux et des vidéos en ligne – ferait alors d’elles un important levier de changement social. Et pas seulement en Inde...
©
Bénédicte Manier
(ce blog est personnel : ses textes et ses opinions n'engagent aucunement l'AFP, où l'auteure est journaliste)
(ce blog est personnel : ses textes et ses opinions n'engagent aucunement l'AFP, où l'auteure est journaliste)
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