Santé : les solutions ingénieuses des ONG indiennes


En Inde, des centaines de millions  de personnes sont privées de soins de qualité, en raison des déficiences du système de santé public. Déficiences en partie compensées par de nombreuses initiatives locales, qui révèlent une société étonnamment solidaire.

Lors de mes visites dans les villages indiens, je vais souvent voir les dispensaires. D'abord parce que les agents de santé connaissent bien la vie des communautés rurales. Et aussi parce que ces petits centres dépourvus de moyens - ils n'ont souvent qu'une table et quelques flacons de médicaments - donnent une vision concrète de la couverture santé du pays.
 
Le budget national de la santé n'a jamais été suffisant pour couvrir les besoins du pays. En 2017-2018, il ne représente d'ailleurs que 0,3% du PNB (hors États fédérés).
Le réseau des centres de soins (trois niveaux : sub-centers, primary health centers et community health centers) manque donc chroniquement de moyens pour répondre à la demande de 1,3 milliard d'habitants.

Faute de moyens, il peine d'ailleurs à recruter et il manque aujourd'hui cruellement de praticiens. Dans les community health centres, par exemple 83% des postes de médecins et de chirurgiens ne sont pas pourvus, tout comme 76% des postes de cynécologes-obstétriciens et 82% des postes de pédiatres, rapporte cet article du Lancet.

Le niveau encore élevé de la mortalité infantile (1) est d'ailleurs en grande partie imputable à ces déficiences du réseau sanitaire public, que reconnaît l'enquête nationale de santé NFHS (National Family Health Survey) de 2015-16).

Source Banque mondiale
Évidemment, ces carences affectent surtout les pauvres, qui sont les premiers clients du réseau public. La faible couverture en assurances de santé les empêche en effet de se tourner vers d'autres offres de soins. Alors que ceux qui le peuvent optent pour les cliniques privées, considérées comme meilleures (même si la réalité oblige à relativiser cette idée...).

Les inégalités de santé sont d'ailleurs autant sociales que spatiales : alors que 68% des Indiens sont ruraux, 80% des praticiens sont urbains. Le déficit de médecins et de centres de soins de qualité se concentre ainsi sur les régions rurales, où vit pourtant la majorité de la population et où les catégories pauvres sont plus nombreuses. Les inégalités entre Etats indiens sont aussi élevées, certains manquant d'infrastructures médicales, en particulier sur les territoires habités par les basses castes et les populations tribales.

Face à ce constat, un certain nombre de médecins engagés ont décidé d'aller à la rencontre des patients démunis. Ils ont mis sur pied des solutions décentralisées, parmi lesquels des centres de soins pas comme les autres, qui se déplacent sur roues et sur rails. 

Le plus connu est le Lifeline Express, le premier train-hôpital au monde, qui sillonne l'Inde rurale depuis 1991. Il reste en général un mois dans un district, où il propose des soins de qualité dans plusieurs spécialités (gynécologie, ophtalmologie, chirurgie...). Avant de repartir, ses médecins - tous bénévoles - forment les praticiens locaux. Cet hôpital sur rails a déjà soigné gratuitement 1,2 million d'Indien-ne-s pauvres et effectué 130.000 opérations.
La fondation Impact India, qui le gère, a aidé la Chine à se doter d'un train similaire et, sur le même principe, a aidé le Bangladesh et le Cambodge à équiper des bateaux-hôpitaux.

"Doctors on wheels"

Plusieurs organisations à but non lucratif sillonnent aussi les campagnes indiennes à bord de "clinics on wheels", des camionnettes ou des bus médicalisés, qui dispensent également des soins gratuits dans les villages. C'est par exemple le cas de l'ONG United Way, dont les équipements ambulants desservent 12.000 personnes dans 24 villages du Karnataka. Ou de la fondation du groupe médical Aster DM, qui envoie des équipes mobiles dans les villages reculés du Jharkhand. Celles de la fondation Shining Hope soignent quelque 50.000 personnes chaque année dans les villages du Bihar. Quant à l'ONG Sanjivani, elle distribue des remèdes homéopathiques dans des consultations collectives (health camps) organisées dans les régions rurales proches d'Allahabad (Uttar Pradesh).

La liste des ONG dotées d'équipes médicales mobiles est très longue. S'y ajoutent les consultations itinérantes de jeunes start-up de santé, comme l'entreprise sociale Chaupal, dont les "doctors on wheels" soignent gratuitement les patients des villages de l'Haryana.

Des groupes spécialisés dispensent eux aussi des soins décentralisés, comme l'Aravind Eye Hospital, un des plus importants groupes de soins ophtalmologiques au monde, qui va gratuitement soigner les pauvres dans les villages reculés. En 2016-2017, ses 2.500 équipes mobiles ont examiné plus d'un demi-million de patients. Idem pour le groupe Narayana Health, qui organise des consultations mobiles gratuites dans l'Uttar Pradesh.
Ces deux groupes de haut niveau sont d'ailleurs reconnus dans le monde entier pour leur capacité à soigner avec succès les riches comme les pauvres, suivant un modèle économique aujourd'hui étudié à Harvard. Un modèle solidaire que je décris dans deux de mes livres : "Made in India" (éd. Premier Parallèle) et "Ls a Route vertes des Indes" (éd. Rue de l’Échiquier)

Mais d'autres organisations indiennes vont au-delà : elles forment des habitant-e-s à diagnostiquer et soigner eux-mêmes les maladies dans les villages.

Des soignants citoyens

Une association de lutte contre la tuberculose, appelée Opération Asha, a ainsi déployé une petite armée d'agentes de santé dans les villages et les bidonvilles urbains. Ces femmes, formées au diagnostic, effectuent des tests à l'aide d'une tablette connectée et, en fonction des résultats, font livrer des médicaments gratuits en 48h, dans un kirana (épicerie) de proximité ou dans un temple.
Ce réseau de terrain, fondé par  le Dr Shelly Batra, est non seulement efficace dans sa rapidité, mais il donne aussi une fonction sociale reconnue à des milliers de femmes. Il a déjà atteint plus de 6 millions de patients en Inde est s'est implanté en 2010 au Cambodge.


Le rôle des agents locaux de santé d'Arogya Ghar est assez similaire. Ce programme de l'ONG Sustainable Innovations, fondée par le Dr BP Agrawal, a mis sur pied un réseau de jeunes femmes qui parcourent les villages du Rajasthan, pour établir des diagnostics transmis par ordinateur portable.
Dans le Maharashtra, l'ONG Swayam Shikshan Prayog forme elle aussi des villageoises, équipées de tablettes électroniques, à des actions de médecine préventive.

L'Inde compte des dizaines de réseaux de soins de ce type. L'un des plus élaborés est celui du Dr Suresh Kumar, qui a formé 100.000 citoyens à dispenser des soins palliatifs à domicile, dans le Kerala. Une première au monde, que je décris également dans "Made in India" et "La Route vertes des Indes". Cette expérience pionnière s'est révélée si efficace que Suresh Kumar est aujourd'hui sollicité par de nombreux pays désireux de créer des réseaux de terrain identiques.

Ces initiatives pragmatiques, adaptées aux besoins réels, ne pallient certes qu'une partie des carences du système de santé. Mais elles se montrent déjà capables d'apporter des soins indispensables à des millions d'Indien-ne-s.
Elles témoignent aussi de la capacité d'innovation de la société civile indienne, qui transforme souvent des défis en solutions.

Solutions dont l'Occident pourrait d'ailleurs s'inspirer : des réseaux citoyens de soins seraient par exemple les bienvenus dans certains zones péri-urbaines et rurales de France, devenues des déserts médicaux, où les habitants peinent à trouver des praticiens.

(1) - Selon l'Unicef, 600.000 enfants de moins d'un mois et 1,2 million de moins de cinq ans sont décédés en Inde en 2016.

 - Ce texte est sous COPYRIGHT © Bénédicte Manier (il n'est pas permis de le reproduire sans autorisation. Toute citation partielle devra aussi impérativement donner la source.) - Photos Wikimedia et ONG citées, vidéo Lifeline)
(ce blog est personnel : ses textes et ses opinions n'engagent aucunement l'AFP, où l'auteure est journaliste)

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