Le plus beau des slow travels : parcourir l'Inde en train


À l'aube, les gares semblent entre deux mondes. Elles s'éveillent de nuits curieusement silencieuses et s'ébrouent lentement, quand les sans-abri qui y dorment se lèvent et replient les toiles qui leur servent de lit. Car de nombreux déracinés vivent dans les gares: migrants exilés de villages pauvres, ou enfants seuls survivant de mendicité ou de restes de repas jetés par les voyageurs.

Dès les premières lueurs, les halls, les quais, les salles d'attente, s'emplissent de leurs visiteurs quotidiens : les nettoyeurs, qui mènent une bataille sans fin contre les crachats de paan (bétel), les vendeurs d'eau, de thé ou de samossas, et les files de voyageurs aux guichets. Une foule marchant les yeux levés vers les panneaux, debout ou accroupie sur les quais, en perpétuelle attente de trains, de parents en retard, ou parfois de dieux, qu'il partent rencontrer dans une ville sainte.

Le système ferroviaire indien, le quatrième au monde par sa taille, accumule les superlatifs : 8.500 gares, un réseau vieux d'un siècle et demi,  et quelque 1,3 million de salariés (c'est le premier employeur du pays).
Et surtout, chaque jour, 23 millions de passagers prennent le train : tout un peuple en mouvement, dans une houle colorée de saris, de turbans et de châles, de valises, de paquets, de ballots de tissu cousu. À elles seules, les gares sont un précipité de la diversité indienne. 

Cette diversité apparaît dès la réservation du billet. Les différents modèles de trains (luxury, express, double decker...), ainsi que la combinaison d'une dizaine de classes et de différents services offrent un éventail d'options et de tarifs qui reflète toute la hiérarchie socio-économique du pays : wagons AC (climatisés) ou non-AC, places avec ou sans repas, sièges fixes ou inclinables, en skaï ou en tissu, réservés ou non, fenêtres avec ou sans rideaux, couchettes par trois ou deux étages, ouvertes ou fermées, avec ou sans draps, wagons women only ...
Le mieux est de tout essayer : la traversée du pays se transforme alors en micro-exploration de la société indienne.

Les "unreserved"

Cette sociologie des trains cantonne les plus pauvres à la general class, sans réservation, où ils voyagent sur des sièges de métal ou de bois, parfois accroupis sur le sol ou, quand les wagons sont bondés, dangereusement accrochés en grappe aux fenêtres, à l'extérieur du train.
L'an dernier, le réalisateur Samarth Mahajan a consacré un touchant documentaire à la classe "Unreserved", où ses passagers, entassés dans la chaleur et le bruit, racontent leurs vies et leurs aspirations.  
 
La vitesse suit une hiérarchie comparable. Les trains les plus rapides sont les prestigieux Shatabdi Express, qui relient les grandes villes entre elles. Mais la vitesse décroît à mesure que l'on descend le classement des lignes et, sur certaines, il faut parfois 24 heures pour faire mille kilomètres. Le Nilgiri Express ("l'express des montagnes bleues") traverse ainsi le Tamil Nadu à l'allure respectable de 55 kilomètres à l'heure.


Pour parcourir des distances immenses - certaines lignes font plus de 4.000 km - les trains partent à l'aube. Et à l'heure. En quittant des gares, ils traversent des faubourgs qui s'éveillent, frôlant parfois de si près des immeubles de briques que l'on pourrait surprendre les habitants dans leur lit.
Puis ils s'engagent résolument dans les plaines. C'est le moment où, par les fenêtres, la poudre d'or des aubes indiennes découpe les silhouettes courbées au travail dans les champs.
Avec leur halètement mécanique (taktak-taktum, taktak-taktum), les trains serpentent entre les rizières, gravissent les montagnes, longent des précipices et enjambent des fleuves sur de vaillants ponts de métal, défiant les altitudes, les moussons, les neiges et les inondations.
L'important dans ces trains n'est évidemment pas la destination, mais le voyage lui-même, où la vue par les fenêtres offre parfois des paysages à couper le souffle : cascades, ponts à fleur d'eau, ou sommets enneigés.

Les plus poétiques sont d'ailleurs les petits trains à vapeur de montagne, qui relient des gares aux couleurs pastel, bordées de rails parsemés d'herbe.
L'un d'eux, le Darjeeling Himalayan, a été inscrit par l'Unesco au patrimoine mondial de l'humanité, pour son architecture et son ingénierie acrobatiques.

Les chemins de fer tracent un réseau de veines qui sillonnent finement la chair géographique du sous-continent, révélant toute sa richesse culturelle et historique.
Dans l'Haryana, la gare d'Ambala Cantt (cantonment) rappelle par exemple que la ville abritait une garnison britannique qui sécurisait la route de Shimla, lieu de villégiature des colons anglais, au nord.
D'autres gares, décorées de chattri, de dômes et de fresques, se donnent des airs de palais moghol.
Et dans le Tamil Nadu, la lecture des panneaux jaunes des étapes de l'Arakkonam-Jolarpettai Express - Anavardikhanpettai,  Mukundarayapuram... - constitue un passionnant périple linguistique.

Les repas servis à bord (curd, biryani, omelettes parfumées de coriandre, rotis, better chicken...) sont accompagnés d'un chaï généreusement versé d'une grande bouilloire de métal cabossé.
La train food a une réputation assez semblable à celle qu'elle a en France. Un rapport officiel a récemment reconnu qu'elle serait même peu consommable, car mal réfrigérée et souvent exposée aux cafards. Reste que déjeuner d'un thali au gré des cahots du train a son charme. Les moins fortunés, eux, embarquent leur propre pique-nique et les jeunes urbains ont recours aux applications qui livrent un repas frais à leur place, avant le départ.
  
Quelle que soit la classe choisie, la plupart des passagers sont souvent d'agréables compagnons de voyage. Ils montent vos bagages dans les filets et vous font mille petits cadeaux : des gâteaux, des chocolats un peu fondus, une mini-statuette de Ganesh ou une image de Sai Baba ("faites lui une prière quand vous avez un problème"). Deux d'entre eux m'ont récité des vers de Rabindranath Tagore, beaucoup m'ont donné leur adresse et tous m'ont demandé comment je percevais leur pays.


Un micro-observatoire du changement

Ces conversations révèlent d'ailleurs, par petites touches, les transformations de l'Inde. Dans les années 90, lors du premier de mes trajets en train, un de mes voisins de siège, un homme de haute taille, qui accentuait sa ressemblance naturelle avec Nehru en portant un topi blanc sur la tête, m'avait longuement parlé d'Indira Gandhi ("Vous savez que son mari Feroze l'a demandée  en mariage au pied du Sacré Coeur, à Paris ?").
Avant de me poser la question qui, visiblement, le préoccupait : "Vous devez sans doute trouver l'Inde trop ... peuplée ?". C'était une époque où l'Inde était peu sûre d'elle-même, affublée de l'image d'un pays du Sud peinant à réguler sa démographie. 

Quelques années plus tard, les conversations ont porté sur les occidentaux qui partaient, sac à dos, vers Rishikesh en quête de guides spirituels ("shopping for gurus", comme dit une amie indienne). Dans les années 2000, mes voisins commentaient les violences anti-musulmans dans le Gujarat, ou la sécheresse au Rajasthan, qui marquait le début d'un exode sans fin des paysans.

Et aujourd'hui, ceux des premières classes parlent de leur nouvelle start-up, de leur fils ingénieur au Canada ou de leur fille doctorante à Bombay. Ou vantent les trains indiens roulant à l'énergie solaire. Ou encore cette première gare entièrement gérée par des femmes, celle de Gandhinagar à Jaipur.
Mais ils reste une constante, qui traverse les années et les classes : leurs plaisanteries sur les politiciens ("all corrupt"...) et leurs avis sur les films de Bollywood.

Les trains ne cessent de se moderniser, mais le voyage y a gardé son esprit bohème. Celui de l'imprévu, d'un convoi qui freine pour une vache errant sur les voies, des singes sautant aux fenêtres du wagon, d'un enfant endormi dans un filet à bagages, d'un voyageur qui cite Victor Hugo, et de la découverte de villes inconnues.

Celui, aussi, de l'attachement des Indiens à leurs lignes : à l'image de ces villageois qui gèrent eux-mêmes une petite gare rajasthanie, ouverte il y a un siècle et qu'ils ont sauvée de la fermeture.
Ou encore des légendes qui hantent les lieux. Car certaines gares bengalies sont habitées de fantômes, comme le décrit cet article de Scroll.

Voyager au fil des rails demeure une poésie lente, qui vous berce au rythme des escales, des langues qui changent avec les régions, des appels des vendeurs de fruits sur les quais. C'est un vrai slow travel, où l'on termine au sud un livre commencé au nord, et où l'on fait la connaissance de familles entières. En traversant presque un continent.




© Bénédicte Manier
(ce blog est personnel : ses textes et ses opinions n'engagent aucunement l'AFP, où l’auteure travaille)


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