Les petits bonheurs de l'Inde (inventaire non exhaustif)



-- Atterrir de nuit à Delhi, pour voir, sous l’aile de l’avion, la ville s’étirer en longs rubans lumineux. Comme une scintigraphie des artères qui irriguent la ville, corps vivant à la circulation erratique.
-- À la sortie de l’aéroport, sentir la première odeur de la ville, celle dont la passerelle fermée de l’avion nous prive (j'aime descendre l'escalier d'un avion : c’est là où l’on respire pour la première fois l'air d’une ville inconnue. Empreinte primitive, primordiale... La première odeur de l’Inde, on ne l’oublie jamais).
-- Plonger dans la touffeur des rues, le vacarme, les klaxons, la ruée mécanique des scooters, des voitures, des auto-rickshaws. Parcourir en voiture, sous la lune, les avenues familières, dans une légère brume de fin de mousson. Juste avant minuit, l'obscurité favorise l'intimité avec la ville qui s'endort.  
-- Flâner en vélo-rickshaw dans les rues de Chandni Chowk, le vieux bazar moghol d'Old Delhi, au milieu des vieilles havelis dégradées et des étals de fruits, de guirlandes de fleurs et de jalebis. Le "carrefour de la lune", construit au cœur de Shajahanabad, l'ancienne capitale moghole, tire son nom d'un plan d'eau dans lequel la lune se reflétait.
 
-- Boire un chaï dans la rue, dans un verre qui brûle les doigts. Le thé des chaï wallahs de rue est le meilleur, il mijote dans une marmite culottée depuis des décennies. L’accompagner d’un puri chaud, qui se dégonfle dans un soupir odorant.
 -- Aller de village en village. Là où est l'Inde véritable, selon Gandhi. Entrer dans une maison de pisé. Et entourée de ces murs d'argile d'un rouge cuit, sentir cette impression d'abri absolu. De grotte primordiale. Les mud huts respirent et réagissent à l'air, à la pluie, au soleil.  
 
--Rencontrer des fermier-ère-s, des tisserands, des potiers. Manger, vivre avec eux. Parler au médecin du dispensaire, au sarpanch, au vendeur du petit kirana (épicerie locale), à l'institutrice. Répondre au joyeux "namaskar" collectif des enfants de l'école. 
Souvent, je prends une minute pour embrasser la vue du village, en faire une photographie mentale, et me dire que j'ai une chance inouïe de me mêler à cette Inde-là. Avant, sans doute, qu'elle ne se dénature, sous l'effet d'une urbanisation rapide.
-- Ne rien planifier. Prendre le temps, au lieu de le laisser nous prendre. Laisser venir. Tout arrive toujours naturellement en Inde. Les coups de fil, les sourires, les rencontres, les nouveaux paysages. La route est ouverte. 
 
-- Prendre le train. Au milieu de passagers sans cesse attentifs à votre confort. Ils montent et descendent vos bagages, posent mille questions sur votre pays, partagent leur mukhwas (épices digestives) et, en route, vous donnent mille petits cadeaux : des gâteaux aux noix de cajou, des bonbons aux couleurs vives, des mini-statuettes (Ganesh pour la chance, Lakshmi pour la fortune), des petites fioles d'essence de mogra (jasmin), une image de Sai Baba ("il exaucera tous vos vœux"). Et leur adresse pour vous inviter ("next time, next time"...).  
-- Au fil des voyages, lire sur les panneaux les noms de me faisaient rêver, enfant : Mysore, Coimbatore, Coromandel, Jodhpur...  

-- La poésie involontaire des villes. Croiser un cycliste, avec sur l'épaule un petit singe habillé, qui fait son numéro pour quelques roupies. Un vieil homme édenté, qui sculpte des concombres. Un petit garçon dans une rue inondée par la mousson, portant sur la tête une pile de livres plus haute que lui.


-- L'"Indian nod". Ou "Indian bobble". Plutôt difficile, surtout dans ses nuances: le "yes bobble", le "no bobble", le maybe bobble", le "not convinced bobble", ou le "what's up bobble".  Prendre un miroir et s'entraîner avec ce tutoriel.    

 -- Marcher sur une plage de la Côte de Malabar, les cheveux brassés par le vent salé. Regarder la danse des barques noires sur les vagues. Ramasser de petits coquillages torsadés. Un jour, sur une plage du Kerala, j'ai vu une policière en uniforme marcher vers moi et j'ai pensé : "aïe, elle va me dire qu'il est interdit de ramasser les coquillages"... Elle s'est arrêtée et m'a tendu la main. Pour m'en offrir d'autres. #OnlyinIndia 


-- La magie des eaux du Gange à l'aube, délicatement caressées de brume.

-- Déambuler, tôt le matin, dans la poésie solitaire du Fort rouge. Abandonné, dans sa défaite, aux écureuils et aux oiseaux.  

 -- Les sculptures des temples et des palais, de toutes les époques:  les colonnes de grès des Gupta, les merveilles de marbre sculpté, ajouré, ciselé des Moghols. Il faudra que j’écrive un jour sur le génie architectural de l’Inde. 
 
-- Sous l'apparence du désordre, la facilité à tout faire fonctionner. Votre interlocuteur n’a pas répondu à votre e-mail d’il y a 15 jours ? Rien de grave. Vous arrivez, il vous attend, c’est tout. En Inde, nous passons pour des cartésiens anxieux et ridicules. 
--  Le génie de la société civile et de ses grassroots innovations. En reboisant, en restaurant les écosystèmes, en appliquant les solutions écologiques de demain (la permaculture, le Barefoot College, le réseau Honey Bee, etc), les Indien-ne-s réfléchissent, résistent, innovent (voir mon livre Made in India)  
-- Parcourir le pays en Ambassador, cette voiture solide, rustique, dont les suspensions défient tous les nids-de-poule du sous-continent. L'arrêt de sa fabrication est une indécence de plus de la mondialisation.

-- Naviguer doucement dans un kettuvallam sur les Backwaters, dans la lumière poudrée du matin. Dans le silence à peine troublé par le clapotis de l'eau, les cris des oiseaux et le bruissement des palmiers. Temps suspendu. 
-- La mousson. Pour ses orages spectaculaires. Et ses paysages de peintre : le vert acide des rizières sous un ciel charbonneux, les mille verts profonds des champs et des palmiers… Des toiles de  Van Gogh, grandeur nature. Et pour le petrichor, l'odeur laissée par la pluie : celle de la geeli mitti la terre humide – complétée des mille parfums végétaux des jardins détrempés. De toutes les saisons, la mousson est celle qui éveille le plus les sens. On l'apprécie moins en ville, où l'on respire alors un air  épais, saturé d'humidité et de pollution, et où l'on circule dans des rues inondées d'eau grise, irisée de diesel.  
-- La douceur de Diwali, les villes ruisselantes de lumière, les sourires et les "Happy Diwali". (Et non, ce n'est pas l'équivalent de Noël: c'est la célébration symbolique de la victoire de la lumière sur les ténèbres, de la connaissance sur l'ignorance, du bien sur le mal ). 
-- Gandhi Smriti. Il m'arrive de retourner à la vieille villa des Birla, à Delhi. Feuilleter les livres de la petite librairie, aux vitrines anciennes. Retrouver l'aube d'une Inde qui aurait pu être différente. Revoir les lunettes du Mahatma, qui m'émeuvent toujours. Mon grand-père, que je n'ai pas connu, est mort le même jour que lui. 


-- Le couloir de marbre blanc, calme, dépouillé, d'une haveli d'Udaipur. Au bout, une porte : elle s'ouvre sur le lac Pichola. Une maison dont le jardin est un lac. Un rêve.




Copyright Bénédicte Manier
(ce blog est personnel : ses textes et ses opinions n'engagent en aucun cas l'AFP, où l'auteure est journaliste)

Photos Bénédicte Manier, Wikipedia

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