Les langues tribales de l'Inde s'éteignent peu à peu


C'est une première mondiale. Mais son résultat n'est pas rassurant pour la diversité linguistique de l'Inde.
En 2010,  Ganesh N. Devy, universitaire, écrivain et critique littéraire, lance l'idée d'un recensement citoyen des langues de l'Inde, le People’s Linguistic Survey of India (PLSI).
Durant trois ans, 3.500 volontaires étudiants, enseignants, linguistes, écrivains, artistes…) se déploient dans les différents États et réalisent une prouesse : le recensement linguistique complet de ce pays de 1,3 milliard d’habitants. 

Publié sur papier (35.000 pages, en 50 volumes) et progressivement mis en ligne en open source, ce premier recensement collaboratif au monde dénombre 780 langues et dialectes tribaux, y compris les langues des Adivasis et des tribus nomades. Cette encyclopédie vivante cartographie ainsi la grande richesse orale (des États comme l'Assam ou le Maharashtra comptent plus de 50 langues chacun) et scripturale (66 écritures) du pays.

Avec cet immense travail, Ganesh N. Devy, défenseur des cultures tribales, voulait mesurer le déclin des langues locales. 
Car si l'Inde possède d'une des plus riches diversités ethnique et linguistique au monde, on ne sait pas vraiment combien de langues sont parlées dans le pays : il n'existe que des estimations.
La Constitution indienne reconnaît 22 langues officielles. Mais en 1961, le recensement de la population a dénombré 1.652 langues et idiomes locaux
A partir de 1971, ce recensement a cessé de compter les langues parlées par moins de 10.000 locuteurs. Et en 2001, il n'a fait apparaître que 122 langues et 234 idiomes.  

Or, en s'attachant à repérer les langues minoritaires, le PLSI a révélé l'existence d'un nombre supérieur : 780 langues dans tout le pays, et sans doute 100 de plus qui n'ont pas pu être prises en compte. 
Mais il a surtout montré qu'en moins de 50 ans, 220 autres langues ont totalement disparu du territoire indien. Et aujourd'hui, cette lente extinction se poursuit : 400 autres langues pourraient avoir disparu d'ici 50 ans.

 Sans surprise, ce sont les langues tribales qui disparaissent. Parce que les communautés indigènes, les plus vulnérables du pays, sont illettrées, souvent déplacées de force de leurs territoires, et que leurs langues, considérées comme arriérées, ne sont pas enseignées. Mais aussi parce que les jeunes qui émigrent en ville oublient les mots de leur enfance.
 Le métissage des langues joue aussi un rôle : ce sont alors celles des groupes sociaux dominants (le hindi et l'anglais) qui prennent le dessus.

 G. N. Devy lutte contre cette déculturation. Il dénonce la volonté politique d'uniformiser les langues (la Constitution indienne n'en reconnaît officiellement que 22), notamment en étendant l'usage du hindi comme lingua franca du pays. 
 Il a lui-même contribué à préserver le Bhili, un idiome tribal du Gujarat qui fait partie des langues Bhil, présentes dans l'ouest et le centre de l'Inde. Grâce au militantisme de terrain, ce groupe linguistique est passé de 8,7 millions de locuteurs en 2001 à 21 millions en 2011. 

 Mais quand les derniers locuteurs d'une langue s'éteignent, la perte est irréversible. Le PLSI avait à peine commencé quand, le 26 janvier 2010, Boa Senior, la dernière locutrice de l'aka-bo, autrefois parlé de la communauté Bo des Îles Andaman, s'est éteinte à 85 ans, emportant l'une des plus anciennes langues au monde, parlée depuis 65.000 ans. Et avec elle, toute une culture, une sagesse ancestrale. "Dans ses derniers jours, elle ne parlait plus qu'aux oiseaux, parce que personne sur l'île ne la comprenait plus", témoigne G.N. Devy.
  
 Si rien n'est fait, le travail d'ethno-linguiste s'apparentera bientôt à celui des archéologues. Car comme pour la biodiversité animale, la diversité linguistique de la planète est en danger. Selon l'Unesco, 2.500 langues sont en voie de disparition dans le monde, en raison de la standardisation culturelle et de l'extinction des locuteurs âgés.
   Et cet appauvrissement culturel est un drame pour l'humanité. Car chaque fois qu'une langue disparaît, c'est une façon de dire les émotions, l'amour, les arbres, les couleurs, la vie, qui s'efface à jamais.


© Bénédicte Manier (ce blog est personnel : ses textes et ses opinions n'engagent aucunement l'AFP, où je travaille)



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