Combattre la corruption quotidienne
Et on le sait, l’Inde figure parmi les pays les plus corrompus du monde. Selon un récent rapport de l’ONG Transparency International, 69% des Indien-ne-s doivent donner un billet ou un cadeau pour obtenir un service de base, comme avoir l'électricité, déclarer une naissance, régler un problème fiscal ou créer son entreprise. Les restaurateurs vous racontent aussi qu'ils doivent nourrir chaque jour les policiers du quartier qui, sinon, leur chercheraient des ennuis. Et la liste est longue...
La corruption mine l’économie mais, surtout, elle aggrave les inégalités. Faute de pouvoir payer des pots-de-vin, les patients démunis sont privés des soins hospitaliers dont ils ont besoin. Comble du cynisme, les plus pauvres doivent aussi payer pour percevoir l'aide sociale ou alimentaire à laquelle ils ont droit. Aides largement amputées d'ailleurs, car la majeure partie des fonds sociaux et des stocks d’aide alimentaire est détournée avant de parvenir à leurs bénéficiaires.
À cette corruption quotidienne s'ajoute la litanie des grands scandales publics régulièrement révélés par les journaux. Dans un pays en plein développement, l'attribution des terrains industriels et les contrats publics de BTP, d'eau, d'électricité donne en effet lieu à une inflation de dessous-de-table.
Mais la société indienne ne supporte plus cette situation. Et le tournant dans l'opinion est sans doute intervenu en 2010, à l'occasion de deux méga-scandales. Le premier est l'arrestation de l'organisateur des prestigieux Jeux du Commonwealth à Delhi, pour détournements de fonds et corruption. Et le second, la révélation par la presse de la vente frauduleuse des licences de téléphonie mobile 2G, dans laquelle 25 milliards d'euros ont disparu du budget de l'État.
Quand le responsable de cette fraude, le ministre des télécoms Andimuthu Raja, démissionne, l'opinion est chauffée à blanc. Et durant plusieurs mois, en 2011 et 2012, des centaines de milliers d'Indiens descendent dans la rue pour exiger de sérieuses mesures anti-corruption.
Ce réveil citoyen, qui exprime la colère de tout un pays, est coordonné par l'activiste Hanna Hazare, qui mène plusieurs grèves de la faim pour obliger le gouvernement à faire voter un projet de loi anti-corruption, le Jan Lokpal Bill. Texte qui ne sera finalement adopté qu'en 2013.
Mais au-delà des manifestations, la société civile décide d'agir elle-même. En août 2010, un ancien fonctionnaire, T.R. Raghunandan, et les fondateurs de l'association Janaagraha, Ramesh et Swati Ramanathan, ouvrent à Bangalore le site I PaidaBribe.com, une plate-forme interactive qui permet aux citoyens dénoncer les fonctionnaires corrompus. Le succès est immédiat.
Plus de 15,4 millions de visiteurs peuvent aujourd'hui visualiser la cartographie en temps réel de la corruption, dans plus d'un millier de villes indiennes. Les citoyens y dénoncent les tarifs demandés par tel fonctionnaire – cité nommément – dans tel service : ici, 5.000 roupies pour un certificat de naissance, là 40.000 pour établir un titre de propriété, 10.000 roupies ailleurs pour un permis de conduire, 100 autres pour obtenir une couchette dans un train...
En avril 2017, le site enregistrait plus de 135.400 signalements, pour un total de près de 2.875 crores rupees (près de 416 millions d'euros), dévoilant ainsi l'ampleur de l'économie souterraine du bakchich.
I Paid A Bribe, qui offre aussi une hotline et une application mobile, marche si bien qu'il a, depuis, servi de modèle à d'autres collectifs citoyens pour ouvrir le même service dans plusieurs pays : Pakistan, Sri Lanka, Kenya, Ouganda, Sierra Leone, Philippines (l'ONG Bantay), Grèce (Edosafakelaki) ou Indonésie (Korupedia) notamment.
L'association Janaagraha ne fait pas que dénoncer la corruption : elle signale également les fonctionnaires honnêtes et, plus largement, travaille avec les municipalités à construire une bonne gouvernance locale. Elle a notamment réussi à collaborer avec l’organisme qui gère les permis de conduire à Bangalore (Traffic Commission).
Sa plate-forme participative I Change My City (plus de 1,8 million d'utilisateurs) permet aussi aux urbains d'améliorer leur ville, en signalant les dysfonctionnements des services publics, en faisant des propositions aux élus et en décryptant le budget municipal. L'ONG a aussi des programmes de mobilisation citoyenne dans les quartiers et d'éducation civique des enfants.
Dans la foulée, d'autres organisations anti-corruption ont vu le jour en Inde, comme 5th Pillar à Chennai, qui a lancé un billet "zéro roupie" pour dissuader les fonctionnaires de demander un bakchich. Le Comité contre la corruption et pour le contrôle du crime ou le Comité anti-corruption et pour les droits humains aident également les Indien-ne-s dans leurs démarches quotidiennes.
Pourquoi tant de corruption en Inde ? D'abord parce que les fonctionnaires sont mal payés. Et comme l'explique l'un d'eux dans l'Indian Express, les codes sociaux les incitent à imiter le style de vie de l'upper middle class : ils ont eux aussi envie d'une maison, d'une voiture, de bijoux. Et ils doivent offrir des cadeaux à leur famille – ainsi qu'à leurs supérieurs au travail - lors des fêtes.
De son côté, la corruption lors des appels d'offres publics est sans doute favorisée par le nombre important de formations politiques – et donc d'interlocuteurs désireux de toucher une commission au passage : il existe en effet des dizaines de partis dans chaque État et plusieurs centaines au niveau local. Des partis où les vieilles pratiques perdurent, comme distribuer billets et petits cadeaux aux électeurs pour se faire élire. Il faut donc bien se procurer du cash...
La brutale démonétisation des billets de 500 et de 1.000 roupies le 9 novembre 2016 a rendu inutilisable une grande partie de l'argent stocké par les hommes politiques et les fonctionnaires corrompus. Le contrôle des sommes à convertir a aussi permis de saisir des millions de roupies de l'économie au noir.
Mais le résultat à long terme reste à démontrer. Car le retour obligatoire des billets démonétisés dans le banques a en réalité permis de blanchir l'argent de la corruption. Et à l'avenir, rien n'empêchera évidemment la petite et la grande corruption de continuer avec les nouveaux billets.
© Bénédicte Manier
(ce blog est personnel : ses textes et ses opinions n'engagent aucunement l'AFP, où je travaille)
© Bénédicte Manier
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